Fertilisation des sols en Afrique : entre organique et minéral, un jeu d’équilibriste

Publié le 5 décembre 2023
par Jean-Luc François, membre du Conseil scientifique de la Fondation FARM
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L’actualité reste marquée par la forte hausse du prix des engrais minéraux sur les marchés mondiaux. Cela impacte les coûts de production de produits agricoles alimentaires de base dans de nombreuses régions du monde. Par ailleurs, l’urgence climatique a fait redécouvrir toutes les vertus de la teneur en matière organique des sols et a mis en évidence la contribution de certains engrais de synthèse aux émissions de GES. L’heure est donc à la recherche des meilleures options, pour les agricultures et le climat, en Afrique en particulier.

Ce sujet a été traité le 2 octobre 2023 lors d’une table ronde organisée par la Fondation FARM, en partenariat avec Inter-Réseaux Développement rural et la Cité du développement durable qui a permis de faire un point rapide sur la plupart de ces questions[1].

Le contexte mondial sur le marché des engrais est-il une nouvelle contrainte pour l’Afrique ou une opportunité pour l’intensification agroécologique ?

Les prix mondiaux des engrais de synthèse (N) et minéraux (P, K) ont atteint fin 2022 des sommets. Depuis début 2023, ils sont revenus à des niveaux moins extravagants mais restent élevés. Sur fond de demande mondiale croissante, cette forte hausse a été provoquée par la relance post pandémie de Covid-19. Le pic atteint au printemps 2022 a été provoqué par la guerre entre la Russie et l’Ukraine, qui a affolé les marchés de céréales et oléagineux mais aussi des engrais.

Ainsi, l’Afrique est apparue comme doublement dépendante, en engrais et en produits de base agricoles nécessaires à son alimentation (céréales et oléagineux).  Même si ces deux dépendances doivent être relativisées[2], elles justifient les réactions des Gouvernements africains, (engagement diplomatique pour un couloir maritime de la mer Noire, allègements des droits de douanes, et subventions aux engrais). La question stratégique de la place des engrais dans les systèmes agricoles est remise au cœur des discussions continentales sur le développement agricole. Ainsi, du 5 au 7 novembre à Nairobi, s’est tenu un sommet de l’Union africaine consacré à « Engrais et santé des sols »[3] dont l’ordre du jour a permis de traiter des enjeux conjoncturels et structurels pour le continent.

A l’échelle mondiale, par hectare de terre arable[4], le niveau de consommation des engrais est très variable. Il baisse dans les pays qui sont les plus gros consommateurs. Ainsi, en France, après un maximum de 350 kg/ha en 1990, il est revenu à 153 kg en 2021. En Chine, après un record mondial de 474 kg/ha en 2015, il a baissé à 374 kg en 2021. On est très loin de ces niveaux en Afrique (3% de la consommation mondiale), avec 75 kg/ha au nord du Sahara, comme au sud du Sahara avec 23 kg/ha.

Pourtant, les recommandations les plus récentes de la recherche agronomique en Afrique de l’Ouest sont de l’ordre de 100 kg /ha[5]. Cet écart entre utilisations et recommandations interroge les acteurs du développement agricole de longue date. Les raisons pour lesquelles historiquement les engrais sont peu utilisés, en moyenne, sur le continent africain sont nombreuses. Dans les régions « forestières », les faibles densités de peuplement permettaient une reconstitution de la fertilité par les jachères longues et l’utilisation d’engrais minéraux y était limitée jusque très récemment. Dans les zones où les pluies sont aléatoires, sans maitrise de l’eau, le risque est grand de ne pas obtenir un rendement suffisant pour couvrir le coût des engrais, d’où une utilisation faible.

A contrario, l’usage des engrais est plus proche des recommandations dans les filières où la contractualisation avec l’aval permet de palier aux défaillances des services financiers aux agriculteurs, aux défaillances des marchés (des produits, des intrants) et du conseil agricole, ou dans les zones irriguées.

Mais, globalement, le modeste recours aux engrais minéraux se traduit par de faibles rendements. Certes, ces derniers ont d’autres facteurs explicatifs, d’ordre technique (irrigation, génétique, phytosanitaire, conseil, R&D) ou politique (fiscalité, foncier). Ces rendements faibles ont pour conséquences l’expansion des surfaces cultivées au détriment des espaces d’intérêt écologique et in fine une érosion de la balance commerciale agricole de l’Afrique, dont la demande intérieure en produits agricoles augmente, tirée par la démographie, l’urbanisation et la hausse du niveau de vie. Ainsi, les Gouvernements comme les acteurs professionnels des filières agricoles ont-ils de bonnes raisons de soutenir une raisonnable progression de l’usage des engrais en Afrique.

Cependant, au niveau international, depuis plusieurs années, les scientifiques ont fait évoluer leurs préconisations pour la fertilité des sols. On a redécouvert l’importance de la fertilisation organique. Pour trois raisons. D’abord, il y va de l’efficacité des engrais minéraux (mieux utilisés dans des sols riches) et de la résilience vis-à-vis des aléas climatiques (l’humidité est mieux conservée par l’humus). Ensuite, conserver ou augmenter la matière organique des sols est un moyen peu coûteux de stocker du carbone et pourrait être rémunéré comme service écosystémique. Enfin, localement, l’excès d’engrais minéraux est néfaste pour l’environnement et la santé (climat, eau, air).

Il n’est donc plus guère pertinent d’opposer « modernes » (pro engrais de synthèse et minéraux) et « post-modernes » (pro fertilité organique par la photosynthèse qui fixe le carbone et l’azote atmosphériques). La juste combinaison des deux sources de fertilité, selon les sols et les climats, est indispensable. C’est une dimension clé d’une transition agroécologique préservant les capacités à produire qui est désormais bien documentée par de nombreux travaux de la recherche agronomique sur tous les continents[6], et qui sont relayés au plan politique. A cet égard, on peut citer le partenariat mondial pour les sols de la FAO constitué fin 2012[7], et l’initiative internationale « 4 pour 1000 »[8] portée en 2015 par la France lors de la COP 15 Climat.

En matière de fertilité organique, l’Afrique a de très bonnes cartes en main, mais les règles du jeu changent…

Les pratiques de renouvellement de la fertilité organique sont très diversifiées et surtout très vivaces sur le continent africain, dans tous les systèmes agraires. Depuis les zones humides agro-forestières où la puissance de la photosynthèse permet une forte et rapide production de biomasse, jusqu’aux zones sahéliennes, où les savoirs en matière de conservation de l’eau dans les sols vont de pair avec une fertilisation mesurée, par les poudrettes[9] de parcs du bétail ou les parcs arborés à Faidherbia albida[10]. D’une manière générale, les techniques sont bien connues des agriculteurs : cultures associées, notamment de légumineuses, agroforesterie, couverture végétale permanente, travail superficiel des sols, voire zéro labour, toutes les formes d’intégration élevage-agriculture, …

Cependant, ces solutions organiques ne sont pas si faciles à mettre en œuvre. La photosynthèse permet de transformer le carbone et l’azote atmosphériques en engrais, mais ces ressources ne sont ni totalement gratuites, ni totalement en accès libre.

La fertilisation organique nécessite beaucoup de travail (cultures de service, collecte des résidus, transport, broyage, manutention du fumier ou du compost, épandage). Elle a donc un coût que les marchés agricoles doivent rémunérer.

Aussi, la matière organique n’est pas accessible à tous. Le maintien de la fertilité organique oblige à une gestion de long terme sur les exploitations et des transferts de fertilité des espaces communs vers les exploitations. Il faut notamment des « institutions » capables de réguler le partage de l’accès aux communs pastoraux, les conquêtes agricoles sur les savanes et les forêts, la vaine pâture sur des résidus de culture. Dès lors, les politiques publiques foncières, pastorales et forestières sont déterminantes pour la fertilité organique. Or, dans beaucoup de régions, des accords intercommunautaires historiques entre agriculteurs et éleveurs transhumants ou pasteurs sont bousculés par la démographie, l’extension des surfaces cultivées, la croissance des cheptels détenus par les exploitations agricoles. Ces dernières entendent en effet de plus en plus se réserver les ressources fourragères, résidus de leurs champs et parcours de leurs terroirs. Ainsi, les transferts de matière organique des espaces communs via les déjections des troupeaux transhumants vers les exploitations agricoles sont plus difficiles.

D’une matière générale, la fertilisation organique des exploitations par les déjections des animaux doit être comprise comme un transfert de matière organique, donc de fertilité, entre les espaces (naturels ou cultivés) qui ont produit les aliments des animaux et les espaces cultivées où les fumiers sont épandus. Ces transferts doivent être aussi analysés au regard de la perte infligée aux sols qui les ont produits[11]. On devrait considérer qu’il n’est de bonne fertilisation organique que produite très localement. Idéalement dans la parcelle, dans l’exploitation ou dans son voisinage proche. Ceci demande une grande précision dans les itinéraires techniques, nécessairement spécifiques à chaque agro-système.  Dès lors qu’elle est sollicitée (et en a les moyens), la recherche est désormais en mesure de proposer le couplage adéquat des solutions organiques (accroître le carbone organique des sols, capter l’azote) avec une fertilisation minérale de précision (dans sa composition, son dosage, son application, …).

Pour les engrais minéraux, la hausse des prix a provoqué des initiatives politiques, à court terme (les aides aux exploitants) et à long terme (les connaissances, la production, la formulation et la distribution)

Comme l’Observatoire de FARM sur les soutiens publics à l’agriculture le montre, les soutiens très faibles dont bénéficient les agriculteurs africains au regard des agriculteurs des autres régions du monde sont largement affectés aux subventions aux intrants, dont les engrais représentent une part majoritaire. Cette modalité ancienne et simple de soutien aux filières est discutée depuis toujours, pour son coût. Historiquement, cette subvention aux engrais bénéficiait souvent aux seuls agriculteurs qui participaient à des filières intégrées qui permettent le préfinancement des intrants (coton par exemple). Désormais, certains pays offrent des « vouchers » (bons d’achat) accessibles à tous les agriculteurs.

Les critiques relatives au coût budgétaire des subventions aux intrants sont largement infondées. Le coût budgétaire d’une modalité d’aide sans coût d’administration est compensé par les recettes fiscales sur les filières d’exportation. Par ailleurs, dans les filières contractuelles comme le coton, les agriculteurs ne se privent pas d’optimiser l’usage des engrais, auxquels leur donnent droit leurs emblavures de référence sur l’ensemble de leurs cultures. D’ailleurs, certaines entreprises peuvent allouer, et donc préfinancer, des volumes d’engrais supérieurs au besoin des seules cultures contractualisées. De plus, la commande groupée au niveau d’une filière, voire d’un pays, permet de négocier les prix à l’international.

Donc, dans la conjoncture présente, l’effort budgétaire de certains pays pour réduire l’impact de la hausse des engrais minéraux via des subventions aux engrais apparaît comme bien légitime.

Il n’en demeure pas moins que cette modalité présente des inconvénients. Le caractère poreux des frontières fait que le pays le plus généreux subventionne des agriculteurs de son voisin qui l’est moins. Il y a là un sujet de coopération régionale difficile. En outre, quand les engrais sont distribués par les services de l’État, cela ne permet pas de structurer des réseaux de distribution adaptés à la très grande diversité des systèmes agricoles. A cet égard, il faut saluer le déploiement de « vouchers » pour des « mélanges » conformes aux référentiels précis de fertilisation sur les sols et les cultures.

Par ailleurs, l’autonomie de l’Afrique pour les engrais minéraux est une question de politique industrielle continentale. A l’exception notable du leader mondial qu’est l’Office Chérifien des Phosphates (OCP)[12], engagé de longue date dans plusieurs pays du continent pour des partenariats industriels et techniques, les investissements sont insuffisants. Tous les gisements de phosphate, de chaux ou de potasse ne sont pas exploités. La production d’urée des pays pétroliers est exportée vers d’autres continents. L’énergie solaire si abondante n’est pas encore utilisée pour fabriquer de l’urée… Les usines de mélange et de formulation sont peu nombreuses. Et les unités de production d’engrais organiques à partir des résidus agro-industriels sont encore trop rares.

On ne peut donc que souhaiter avec d’autres[13], qu’au regard des enjeux continentaux et planétaires qui se jouent dans la transformation des agricultures en Afrique, les pays se dotent de stratégies nationales « fertilité et santé des sols » ambitieuses et complètes. Le champ d’action de ces politiques est large, de l’organique au minéral, traversant leurs politiques agricoles et industrielles, des incitations règlementaires et des aides financières pour des investissements dans les compétences comme dans les filières.

On doit aussi souhaiter que ces dimensions soient beaucoup plus soutenues par les mécanismes internationaux de la Finance Climat afin que les Etats africains puissent investir dans leurs sols en y fixant du Carbone[14], pour eux-mêmes et pour la Planète !

 

[1] Cet événement était animé par Olia Tayeb Cherif (FARM). Il a réuni Salif Ayefoumi Olou Adara (ROPPA), Hubert Cochet (AgroParisTech), Julie Stoll (Commerce équitable France), Paul Luu (4 pour 1000), Matthieu Le Grix (AFD) et Marc Chapon (AVSF Bénin).

[2] Comme l’a rappelé la Fondation FARM dans une publication récente consacrée à l’impact de la guerre en Ukraine, la dépendance aux produits agricoles de la mer Noire concerne plus les pays méditerranéens que les pays au Sud du Sahara, et dans ces pays, les grandes villes plus que les campagnes.

[3] https://au.int/en/announcements/20231011/africa-fertilizer-and-soil-health-afsh-summit-call-side-event

[4] https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/AG.CON.FERT.ZS?contextual=aggregate&locations=ZG-CN-FR-BR-ZQ

 

[5] http://www.coraf.org/wp-content/uploads/2023/11/Livre-paquet-intrant-agricole-coraf.pdf.

[6] Voir par exemple : https://www.cirad.fr/dans-le-monde/nos-directions-regionales/afrique-de-l-ouest-foret-et-savane-humide/actualites-afrique-de-l-ouest-foret-et-savane-humide/plantes-de-couvertures-au-benin

[7] https://www.fao.org/global-soil-partnership/fr/

[8] https://4p1000.org/

[9] La poudrette désigne le fumier de parcage en zone soudano-sahélienne, principalement composé des fèces mélangées au sol par le piétinement du bétail. Cette terre est utilisée comme fertilisant.

[10] Espèce d’arbre caractéristique des écosystèmes sahéliens, source de nombreux services à l’agriculture. Voir par exemple « Faidherbia albida », l’arbre refuge de l’agriculture sahélienne (lemonde.fr)

[11] L’exemple extrême, moins important en Afrique qu’en Europe, est le transfert intercontinental de fertilité depuis les des zones agricoles intertropicales soumises à la déforestation via les fumiers d’animaux nourris à partir d’aliments importés (maïs, soja)

[12] Voir par exemple, en 2023, au Rwanda : https://afriquemagazine.com/ocp-africa-rfc-l-usaid-et-cnfalancent-un-vaste-programme-de-soutien-aux-agriculteurs-rwandais

[13] https://theconversation.com/reconcilier-engrais-mineraux-et-agroecologie-une-piste-pour-nourrir-les-populations-dafrique-de-louest-214183

[14] https://theconversation.com/pieger-le-carbone-dans-le-sol-ce-que-peut-lagriculture-216768

 

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