Transformer les agricultures, le défi du financement (Episode 1)
La question du financement des activités agricoles et des filières alimentaires est centrale pour la Fondation FARM depuis sa création. Sa conférence internationale annuelle de 2024 a été dédiée à cette thématique, réunissant plus de 300 participants à Paris et 600 en ligne, ainsi qu’une vingtaine d’experts, y compris des représentants d’organisations internationales, des universitaires, et des décideurs des secteurs public et privé. FARM a publié une série de trois articles résumant ces discussions.
A travers le monde, de nombreux agriculteurs, agricultrices et entrepreneurs des filières agricoles et alimentaires n’ont toujours pas accès au financement ou aux services bancaires dont ils auraient besoin pour exercer leurs activités. Ainsi, en Afrique subsaharienne, en Asie et en Amérique latine, près de 70 % des besoins de financement du secteur demeuraient insatisfaits selon le Fonds international de développement agricole des Nations-Unies (FIDA). Face aux défis que posent le changement climatique, la hausse de la demande et les enjeux de lutte contre la pauvreté, un tel déficit d’accès aux moyens financiers pour produire pose la question de la capacité de ces acteurs à adopter des pratiques durables, conciliant performances environnementales, productivité et rémunération juste. Dans ce contexte, l’investissement privé et public ainsi que la définition et la mise en œuvre de politiques publiques cohérentes pour la transformation des agricultures sont essentiels.
En croisant expertises académiques et pratiques professionnelles, les participants à la conférence internationale de la Fondation FARM ont débattu pour comprendre si les systèmes de financement de l’agriculture étaient adaptés à cette ambition de transformation dans des contextes multiples et ont exploré les initiatives en cours ou les actions à mener pour y parvenir. Comme l’a souligné Marc Fesneau, ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire lors de l’introduction de la journée, « selon la manière dont ils sont octroyés, les financements peuvent constituer un levier majeur pour accompagner et accélérer ces transitions agricoles ». Des financements bancaires aux dispositifs publics, en passant par l’engagement des acteurs privés dans les filières, comment développer l’offre et l’accès aux financements qui engagent les agricultures dans des trajectoires de transformations et dans quelles conditions des financements publics et privés alignés sur les Objectifs de développement durable (ODD) peuvent-ils se déployer ?
Pour voir le replay de la conférence internationale de la Fondation FARM 2024, cliquez ici !
Episode 1 : De quelles « transformations » des agricultures parle-t-on ?
Dans une publication synthétisant une partie des échanges de l’édition 2023 de sa conférence internationale, FARM revenait sur les débats relatifs aux impacts du modèle de la révolution verte. Si celle-ci a permis une importante intensification des rendements agricoles par l’usage du paquet technologique (semences améliorées, irrigation, mécanisation, engrais et produits phytosanitaires) elle a aussi contribué très largement à l’érosion et à l’appauvrissement des sols, à la diffusion de pollutions dans l’environnement et au déclin de la biodiversité. Le modèle de la révolution verte a donc montré ses limites et il est aujourd’hui nécessaire d’imaginer des modèles agricoles plus complexes. Ces derniers doivent à la fois générer de l’adaptation au changement climatique, améliorer le bilan carbone du système agroalimentaire tout en limitant l’usage des pesticides et des engrais de synthèse – voire en développant des alternatives – tout en offrant des revenus dignes aux producteurs et une sécurité alimentaire et nutritionnelle pour tous.
L’équation est donc très complexe et ces transformations nécessaires doivent aussi prendre en compte les dynamiques sociales autour du revenu, de la transmission et de la pénibilité des métiers liés à l’agriculture, comme l’illustrent les mouvements sociaux du début de l’année 2024 en Europe[1]. Ces mutations et réflexions interviennent aussi dans un contexte de recherche de souveraineté alimentaire et plus uniquement de sécurité alimentaire, ce qui n’est pas sans conséquence sur la façon de financer l’agriculture et les chaînes de valeurs.
Au cours de la conférence, Bernard Ader, agriculteur et Président du Conseil national pour la résilience alimentaire (CNRA) a appelé à une pause réflexive pour « lancer une version bêta d’un nouveau logiciel » afin d’abandonner les méthodes qu’il juge dépassées et de s’engager dans une nouvelle phase de développement de l’agriculture. Il a aussi insisté sur le fait que les agriculteurs sont favorables à ces changements mais qu’ils ont besoin d’accompagnements publics et privés pour y parvenir et anticiper les changements que seuls ils ne pourraient pas engager. Cette transformation à l’échelle des pratiques locales, exige également une approche holistique pour relever les défis environnementaux, sociaux et économiques qui se posent, tant en France que dans le monde. En effet, comme l’a souligné Godfrey Nzamujo fondateur et directeur des fermes Songhaï, un centre de formation, de production, de recherche et de développement entrepreneurial basé au Bénin, toute transformation viable devra atteindre une série d’objectifs avec des gains à la fois pour les producteurs et les productrices, les transformateurs et les acteurs en amont et en aval, en termes de revenus, de temps de travail, de stabilité et de réduction des risques mais aussi pour la société et les écosystèmes.
Dans ce contexte, une transformation agroécologique des agricultures et des systèmes alimentaires, adaptée aux contextes, offre des avantages multiples[2]. Rachel Bezner Kerr, professeure à l’Université de Cornell aux Etats-Unis, a rappelé que la transformation agroécologique est une approche intégrée englobant les dimensions sociales, économiques et politiques, et offrant bien plus qu’une simple panoplie de pratiques techniques. L’agroécologie promeut des systèmes de production agricoles valorisant la diversité biologique et les processus naturels. Elle constitue un ensemble de pratiques agricoles qui maximisent les services et interactions écosystémiques, tout en valorisant les potentialités économiques, sociales et culturelles d’un territoire.
Cependant, cette transformation n’est pas dépourvue de défis. Son adoption requiert de nouvelles politiques agricoles, un accès adéquat à la formation ainsi que des mécanismes de financement appropriés. Comme l’a souligné Pascal Lheureux, agriculteur et Président de la Fondation FARM, l’exigence est partagée avec tous les acteurs économiques, il s’agit de produire plus efficacement tout en préservant l’environnement. Cependant, il a mis en garde contre les conditions de financement inadéquates qui compromettent les ambitions de productivité et de durabilité. C’était aussi le sens des propos de Godfrey Nzamujo qui a insisté sur la valorisation du capital naturel et sur la diversification des activités agricoles pour augmenter la résilience des systèmes agricoles. Il promeut, comme Bernard Ader, un changement de logiciel qui intègre à la fois la dimension agronomique des exploitations et les modèles de financements des filières. Il prône le passage d’une logique de « stockholder à stakeholder » (d’actionnaire à partie prenante), chaque individu devenant un acteur à part entière de la transformation du système, permettant la mutualisation des ressources pour atténuer les risques. Il s’agit d’une véritable révolution pour l’agriculture mais aussi pour les institutions qui la financent, notamment dans leur gestion des risques à court, moyen et long terme, alors même qu’aujourd’hui le secteur demeure largement sous-financé.
[1] Le Monde.fr. 2024, 2 février. Colère des agriculteurs : ce qu’il faut retenir de la fin de la mobilisation. https://www.lemonde.fr/economie/live/2024/02/02/en-direct-la-colere-agricole-se-transforme-selon-le-president-de-la-fnsea_6213513_3234.html ;
[2] Voir ici les débats relatifs à l’intensification agroécologique, lors de la Conférence internationale de la Fondation FARM 2023, Intensification agroécologique : oxymore ou réconciliation ? – Fondation FARM (fondation-farm.org)