Les dépenses publiques de soutien à l’agriculture et à l’alimentation : une question de pays riches ?
Après sa mise en ligne en 2022, l’Observatoire mondial des soutiens publics à l’agriculture et à l’alimentation de la Fondation FARM connaît de nouveaux développements, avec la mise en ligne de données inédites ! Après les premières analyses publiées, FARM offre un regard approfondi et renouvelé sur les interventions des États dans le domaine du soutien à l’agriculture et à l’alimentation. Combien et sous quelles formes les États dépensent-ils pour soutenir leurs secteurs agricoles et alimentaires mais aussi quels écarts de soutien observe-t-on entre les pays ?
Une plateforme de connaissances enrichie sur les soutiens publics à l’agriculture
L’Observatoire propose de nouvelles analyses reposant sur des données actualisées issues de sources reconnues (OCDE, BID, MAFAP-FAO) et est enrichi par l’ajout de nouveaux pays [1] grâce aux données du programme MAFAP. Il permet une analyse plus fine des tendances et des écarts de soutien entre les pays, fournissant aux décideurs et acteurs du secteur agricole une compréhension essentielle pour concevoir des politiques de soutien plus efficaces et justes.
L’Observatoire couvre désormais 45 pays à revenu élevé, 39 pays à revenu intermédiaire et 9 pays à faible revenu représentant ensemble plus de 90 % de la valeur de la production agricole mondiale. Les données s’étendent de 1986 à 2022, selon les pays.
Les analyses de l’Observatoire continuent de s’articuler autour des trois indicateurs clés : les Dépenses publiques de soutien à l’agriculture et à l’alimentation, le Soutien des prix du marché (les mesures créant un écart entre le prix intérieur et celui des marchés internationaux), et le Soutien total à l’agriculture et à l’alimentation (lien vers la note méthodologique). Ce premier volet de l’analyse de l’Observatoire de FARM se concentre sur les dépenses publiques de soutien à l’agriculture.
[1] Les nouveaux pays sont : la Mauritanie, le Niger, le Nigéria, les Seychelles et le Bangladesh
Plus de 542 milliards $ de dépenses publiques mondiales consacrées à l’agriculture et à l’alimentation
Le montant des dépenses publiques mondiales orientées vers le soutien à l’agriculture et à l’alimentation, calculé sur la moyenne des trois dernières années connues, s’élève à plus de 542 milliards de dollars américains (USD). Près de 90 % de ce montant est concentré dans quatre grandes régions : en tête l’Asie de l’Est (130 milliards), l’Amérique du Nord (125 milliards), l’Asie du Sud (119 milliards), et l’Europe de l’Ouest et du Centre (106 milliards) (graphique 1).
Graphique 1
Le graphique 2 présente le détail de ces dépenses calculées sur la moyenne des trois dernières années par pays et exprimées en millions USD au sein de 11 regroupements régionaux. En Asie de l’Est, la Chine est le pays qui dépense le plus pour soutenir son agriculture avec plus de , représentant une part majeure des dépenses publiques de soutien dans cette région. En Amérique du Nord, les États-Unis dominent avec 119 milliards USD, suivis par le Canada avec 5,5 milliards USD. Pour l’Asie du Sud, l’Inde est le plus grand contributeur avec 114 milliards USD. Le bloc formé par l’Union européenne occupe une place importante avec 92,5 milliards USD, suivie du Royaume-Uni (6 milliards USD).
Comme l’indique le graphique, le Brésil, le Mexique, l’Éthiopie, la Turquie, la Russie, l’Australie et l’Indonésie sont les pays qui qui dépensent le plus pour soutenir les secteurs agricole et alimentaire dans leur sous-région respective.
Graphique 2
Les écarts dans les montants des dépenses publiques de soutien à l’agriculture entre les principales régions (Asie de l’Est, Amérique du Nord, Asie du Sud, Europe de l’Ouest et du Centre) et le reste du monde sont considérables. Ces différences révèlent des écarts profonds en termes de capacités budgétaires et de priorités stratégiques entre les pays. Les régions les plus riches et les plus industrialisées allouent des sommes beaucoup plus importantes pour soutenir leur secteur agricole, tandis que les régions à revenu plus faible, comme l’Afrique subsaharienne, disposent de moyens limités pour financer ce type de soutien alors que le secteur agricole est un secteur clé de leurs économies et que l’insécurité alimentaire demeure un problème public sérieux.
Au cours des deux dernières années (voir les analyses de la Fondation FARM), les dépenses publiques mondiales de soutien à l’agriculture et à l’alimentation n’ont que peu évolué. Le panorama mondial demeure dominé par les pays riches et industrialisés, qui, bien que moins dépendants de l’agriculture, investissent davantage dans ce secteur.
Ces disparités rendent les comparaisons entre pays et régions difficiles si l’on considère uniquement les montants bruts des dépenses publiques. Pour faciliter les comparaisons, nous rapporterons ces montants à la valeur de la production agricole de chaque pays. Cela permet de mesurer l’intensité du soutien ou en d’autres termes l’effort financier consenti par un État, quel que soit son niveau de richesse pour soutenir son agriculture.
L’Asie du Sud, l’Amérique du Nord et l’Europe en tête avec des efforts financiers bien au-delà de la moyenne mondiale
Lorsqu’elles sont rapportées à la valeur de la production agricole, l’analyse des dépenses publiques montre aussi des écarts significatifs dans l’intensité du soutien entre les pays et les régions. Au niveau mondial, les efforts financiers consentis par les États pour soutenir à l’agriculture représente en moyenne 14 % de la valeur de la production agricole mondiale. Les régions comme l’Amérique du Nord, l’Asie du Sud, et l’Europe de l’Ouest et du Centre se démarquent par un fort engagement financier envers l’agriculture (graphique 3). En effet, l’Asie du Sud affiche l’un des taux les plus élevés des dépenses publiques agricoles représentant 25 % de la valeur de sa production primaire. Juste derrière l’Asie du Sud, l’Amérique du Nord consacre 24 % de la valeur de sa production agricole pour financer son secteur agricole. Avec un soutien de 20 %, l’Europe se distingue également par son engagement financier dans l’agriculture. Cependant, il convient de noter que la réforme de la Politique agricole commune (PAC) de 2003, mise en œuvre dans les années suivantes, a entraîné une réduction des dépenses publiques agricoles. Cette diminution s’explique notamment par le découplage des aides, auparavant liées à la production agricole. Ainsi, les dépenses publiques agricoles sont passées de 27 % de la valeur de la production agricole en 2006 à seulement 17 % en 2022.
À l’inverse, des régions comme l’Afrique subsaharienne (8 %) ou l’Amérique du Sud (2 %), malgré une dépendance significative à l’agriculture pour la croissance économique et la sécurité alimentaire, montrent un soutien plus faible, en raison de contraintes budgétaires et/ou de stratégies orientées vers d’autres mécanismes de soutien, notamment à travers le marché.
Graphique 3
Les pays nordiques, champions en termes d’intensité des dépenses publiques de soutien à l’agriculture
Le graphique 4 présente une vue détaillée des efforts consentis par chaque pays pour soutenir leur agriculture, exprimés en pourcentage de la production agricole. La Norvège, la Suisse et l’Islande se démarquent avec des niveaux de soutien élevés, atteignant respectivement 55 %, 48 % et 40 % de la production agricole. Parmi les grandes économies agricoles, les États-Unis et l’Inde affichent également un soutien significatif, chacune à 26 %. Certains pays d’Afrique subsaharienne montrent également un engagement public notable. En Éthiopie, en Tanzanie et au Sénégal, les pouvoirs publics consacrent respectivement 23 %, 22 % et 20 % de la valeur de leur production agricole au soutien du secteur, ce qui témoigne d’un effort financier significatif pour ces pays par rapport aux autres pays de la région. En revanche, la Chine, qui représente près de 20 % des 542 milliards USD de dépenses publiques mondiales consacrées à l’agriculture, affiche un soutien relatif nettement inférieur, représentant seulement 6 % de la valeur de sa production agricole, soit une intensité deux fois inférieure à la moyenne mondiale.
Graphique 4 : Panorama détaillé par pays : Dépenses publiques de soutien à l’agriculture et à l’alimentation pays, en % de la valeur de la production agricole
Différentes approches ou stratégies pour dépenser dans l’agriculture
3/5 des dépenses publiques mondiales de soutien à l’agriculture et à l’alimentation sont des transferts budgétaires encourageant la production ou destinées aux producteurs
Les dépenses publiques de soutien sont réparties en trois grandes catégories : transferts budgétaires à la production, transferts budgétaires à la consommation et services collectifs (infrastructures, formations, recherches et vulgarisation, etc.) pour le développement agricole (graphique 5). Chaque région a ses priorités et adoptent des stratégies distinctes. L’analyse des dépenses publiques permet de rendre compte de ces options et objectifs : soutenir directement la production, la compétitivité et le revenu des producteurs ; rendre les produits agricoles plus abordables pour les consommateurs ou encore investir dans le développement d’infrastructures en milieu rural et de services dédiés au développement de l’agriculture. La répartition des dépenses traduit donc des priorités différentes qui répondent aux besoins spécifiques des pays mais aussi à l’héritage des politiques publiques agricoles, comme l’indiquent les débats relatifs aux réformes de la Politique agricole commune au sein de l’UE.
Par exemple, les Etats-Unis consacrent plus de la moitié (55 %) de leurs dépenses publiques agricoles au soutien à la consommation. L’objectif est de garantir des produits agroalimentaires plus abordables pour les consommateurs, notamment à travers les vastes programmes de subvention alimentaire tel que le SNAP (Supplemental Nutrition Assistance Program) plus connu sous le nom de Food stamps ou encore le programme de soutien à l’alimentation en milieu scolaire (National School Lunch Program). Ces politiques participent de manière indirecte à soutenir la production agricole. Les transferts à la production y sont également importants, soit 35 % des dépenses consacrées aux secteurs tandis que les services collectifs pour le développement agricole sont relativement faibles (10 %). De l’autre côté de la frontière, au Canada, seulement 2 % des dépenses agricoles sont consacrées à la consommation, le reste est dirigé massivement vers la production (65 %) et les services collectifs (33 %).
En Asie du Sud, l’approche peut aussi varier d’un pays à l’autre. L’Inde consacre respectivement 46 % et 39 % de ses dépenses agricoles pour encourager la consommation et la production. Le Bangladesh priorise quant à lui le soutien aux services collectifs (62 % des dépenses) alors que les transferts budgétaires à la production représentent 31% des dépenses.
En Europe de l’Ouest et du Centre, la priorité est globalement accordée aux transferts à la production, qui représentent 85 % des dépenses agricoles, montrant un soutien direct aux producteurs agricoles à travers les aides de la Politique agricole commune pour les pays de l’Union européenne. Les services collectifs pour le développement agricole sont limités à un peu moins de 15 %, tandis qu’il n’y a pratiquement aucun transfert orienté vers le soutien à la consommation.
En Afrique subsaharienne, l’essentiel des dépenses publiques (près de 90 %) est dirigé vers les services collectifs pour le développement agricole. Cela montre une approche axée sur l’infrastructure et le développement général du secteur plutôt que sur des subventions directes à la production ou à la consommation. Ces dépenses sont certes nécessaires mais constituent un soutien indirect à la production composé majoritairement de dépenses de service rural (santé, éducation, pistes, etc.) comme nous l’avons montré dans l’analyse publiée en 2022 (retrouvez l’analyse de 2022 ici).
Graphique 5 :
Regards sur l’Afrique subsaharienne
Tout comme dans les autres régions, les dépenses publiques de soutien à l’agriculture et à l’alimentation ont très peu évolué en Afrique subsaharienne. En outre, les données détaillées disponibles sur cette région sont relativement faibles et concernent principalement l’Afrique de l’Ouest et de l’Est. Grace aux efforts du Programme MAFAP de la FAO, le nombre de pays couvert est passé à 19 avec l’ajout de la Mauritanie, du Niger, du Nigéria et des Seychelles.
L’essentiel des dépenses publiques de soutien public à l’agriculture et à l’alimentation en Afrique subsaharienne reste massivement orienté vers la fourniture de services collectifs pour le développement du secteur agricole et du milieu rural. L’ensemble des services collectifs représente 86 % du total des dépenses budgétaires agricoles mais les deux-tiers (56 %) de ces dépenses ne ciblent pas directement le secteur agricole. Il s’agit par exemple de dépenses rurales de santé, d’éducation, d’infrastructures, etc. Ces dépenses rurales sont cependant essentielles et contribuent, de manière indirecte, au développement du secteur agricole dans la mesure où la majeure partie des populations rurales travaille dans ce secteur (graphique 6).
Les transferts ciblant la production sont faibles (8 %) et les politiques commerciales mises en œuvre réduisent voire annulent les effets des soutiens aux producteurs. Ces politiques commerciales sont souvent orientées vers le maintien d’une alimentation accessible économiquement pour les consommateurs (voir les analyses précédentes sur le biais urbain). Ces politiques commerciales favorisent les importations de produits alimentaires dont les prix sont plus compétitifs que ceux des produits locaux. Dans certains pays comme le Rwanda ou le Mali, les transferts budgétaires octroyés aux producteurs n’arrivent pas à compenser les effets négatifs des politiques commerciales (le troisième volet des analyses de l’Observatoire sur le Soutien total reviendra en détails sur ces cas).
Graphique 6
Une dépendance notable à l’aide en temps de crises budgétaires chez les donneurs
De plus, comme l’indique le graphique 7, il faut noter une certaine dépendance des budgets agricoles à l’aide internationale. Entre 10 et 40 % des dépenses agricoles proviennent du soutien des bailleurs de fonds et des partenaires techniques et financiers. Une telle dépendance peut nuire à l’efficience et à la durabilité des stratégies agricoles dans les différents pays en particulier dans un contexte marqué par la contrainte budgétaire des bailleurs.
En effet, une tendance forte au désengagement est en cours aujourd’hui, notamment en France dont le gouvernement Barnier envisage un recul de 34 % des ressources destinées à l’aide publique au développement (APD). Si c’est en France que la baisse envisagée est la plus importante, d’autres pays européens ont engagé ce repli comme l’Allemagne, la Finlande ou la Grande-Bretagne. Les pays du Nord qui étaient parmi les rares économies riches à atteindre l’objectif de 0,7 % du Revenu national brut dédié à l’APD fixé par les Nations Unies. L’Union européenne qui est aussi un bailleur majeur va aussi diminuer son soutien aux pays vulnérables avec une baisse prévue de 35 % de ses crédits alloués aux Pays les moins avancés, sur la période 2025-2027 par rapport à la période précédente.
Graphique 7
De Maputo à Kampala : des résultats mitigés
En 2003, lors du Sommet de Maputo au Mozambique, les chefs d’État de l’Union africaine se sont engagés à allouer au moins 10 % de leurs budgets publics au secteur agricole, avec pour ambition d’atteindre une croissance annuelle de 6 % dans ce secteur. Il s’agissait pour les dirigeants de positionner le secteur primaire comme moteur du développement économique et social du continent. Cet engagement pris dans le cadre du Programme détaillé de développement de l’agriculture africaine (PDDAA) a été renouvelé en 2014 à Malabo, en Guinée équatoriale.
Cependant, les réalités budgétaires montrent que de nombreux pays peinent à respecter cet engagement. Selon les données du programme MAFAP que nous avons analysées, sur 19 pays, seuls 9 ont atteint la cible minimale de 10 % de dépenses publiques consacrées à l’agriculture et à l’alimentation. Si l’on exclut les dépenses rurales, considérées comme des soutiens indirects au secteur agricole, seule l’Éthiopie respecte pleinement ses engagements vis-à-vis de l’objectif de Maputo (graphique 8). Ces données conduisent, de fait, à s’interroger sur les moyens mis en œuvre tout autant que sur l’engagement et la volonté des États africains à soutenir efficacement leur agriculture.
Du 9 au 11 janvier 2025, Kampala accueillera le Sommet extraordinaire des chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine. Ce sommet sera consacré à l’adoption de la nouvelle Stratégie et du Plan d’action du PDDAA pour la période 2026-2035. Cette rencontre représente une opportunité cruciale pour les États membres de réaffirmer leur engagement envers le développement agricole et de définir des actions concrètes pour atteindre les objectifs fixés. Il est impératif que les discussions aboutissent à des engagements financiers solides et à des mécanismes de suivi rigoureux, afin de transformer les promesses en réalisations tangibles pour le secteur agricole africain.
Graphique 8