Sécheresses en Méditerranée : comment l’agriculture est-elle impactée ?
La région méditerranéenne est un point chaud du changement climatique. Elle se réchauffe 20 % plus rapidement que le reste de la planète. Les épisodes de sécheresse devraient s’y intensifier et être de plus en plus fréquents[1]. Ils affecteront les producteurs/éleveurs, les conditions de production et les espaces cultivables. Bien que contrastées à travers la Méditerranée, ces conséquences sont déjà largement visibles aujourd’hui. La Fondation FARM fait le point sur les sécheresses actuelles et apporte aussi les éclairages de Serge Zaka, chercheur et modélisateur en agro-climatologie.
Méditerranée : une sécheresse précoce et des pluies tardives
En 2022, la Méditerranée occidentale connaissait déjà une très forte sécheresse estivale qui s’est prolongée en 2023 avec une sécheresse hivernale importante et une recharge des réserves d’eau limitée. D’après l’Observatoire européen de la sécheresse, au début du mois de juin 2023, l’Ouest de la Méditerranée était encore en état d’alerte sécheresse, avec des anomalies de températures et de précipitations[2]. Cette alerte concerne en particulier l’Espagne, le Sud du Portugal, le Sud de la France, le Nord-Ouest de l’Italie et le Maghreb.
L’Est de la Méditerranée n’a pas connu d’épisodes importants de sécheresse. Au contraire, certaines zones ont été touchées par de fortes précipitations. Ces conditions de sur-humidité ont pu dégrader par endroits la production céréalière, en particulier en Turquie, Italie et Grèce. Malgré tout, selon MED-Amin, les conditions de culture sont beaucoup plus favorables à l’Est qu’à l’Ouest[3].
L’Ouest de la Méditerranée a, elle aussi, été soumise à de forts orages entre mai et juin dernier. D’après Serge Zaka, chercheur et modélisateur en agro-climatologie, « les pluies qui sont tombées dans cette région sont tombées trop tard, en dehors de la période de recharge des nappes. […] Sur toute l’eau qui est tombée, 20 % s’infiltre dans les nappes, 80 % est du ruissellement, du captage en surface ou essentiellement un captage par les végétaux via leurs racines pour leur croissance. » Ces orages localisés ont donc pu donner un peu de répit à la végétation par endroits avec des sols agricoles rechargés, mais ils n’ont pas amélioré la situation de manière durable. On peut d’ailleurs le constater sur la carte de suivi des sécheresses, avec un retour à la normale (zone bleue) dans certaines zones des pays du Maghreb ou du Portugal, mais un maintien d’une majorité de zones en alerte sécheresse.
Les réserves d’eau restent préoccupantes pour la plupart des pays concernés par l’alerte. En Tunisie, bien que le taux de remplissage soit en hausse, atteignant près de 38 %[4], les mesures de restriction limitant l’usage de l’eau potable du réseau de distribution, notamment pour l’agriculture et l’irrigation, sont maintenues jusqu’à septembre. En Algérie, le taux moyen de remplissage des barrages a également augmenté à l’échelle nationale mais avec de grosses disparités régionales. Les barrages avec un bon taux de remplissage se trouvent majoritairement à l’Est du pays.
Au centre, le barrage de Taksebt en Kabylie a reçu près de deux mois de pluie en quelques jours, atteignant un taux de remplissage de 33%. En revanche, les autres barrages du centre et surtout de l’Ouest restent à des niveaux très bas, limitant le recours à l’irrigation pour cet été. Au Maroc, on constate une baisse significative du remplissage des barrages ces dernières années. D’après les données disponibles[5], ce taux de remplissage est en baisse depuis 2015 avec un pic à 35 % sur l’année 2023, contre 85 % en 2015. A la fin juin, le taux national n’atteignait que 32 %.
Face aux sécheresses, les agriculteurs peuvent également avoir recours aux eaux souterraines. Il existe peu de données actualisées sur cette ressource au Maghreb. Elle représente pourtant une part significative de l’eau utilisée pour l’irrigation : 42 % des terres irriguées le sont par les eaux souterraines au Maroc, 64% en Tunisie et 88% en Algérie[6]. Une partie importante des nappes phréatiques serait surexploitée (prélèvements supérieurs à la recharge[7]). Sur la période 2007-2011, 57 % des aquifères marocains étaient surexploités, 26% en Tunisie[8] et jusqu’à 100 % des aquifères du Sud et 60 % de ceux du Nord de l’Algérie.
De l’autre côté de la Méditerranée, en Espagne, malgré les récentes pluies, la situation ne s’est pas beaucoup améliorée. Les réserves d’eau – superficielles et souterraines – restent basses, voire plus basses à certains endroits, qu’en juin 2022, en particulier pour l’Andalousie[9]. Au Portugal, les réserves sont relativement hautes sauf au Sud[10]. En France, deux-tiers des nappes phréatiques sont sous les normales. Celles des régions méditerranéennes de Provence et de Côte d’Azur sont à des niveaux très bas, voire historiquement bas[11] – impliquant par endroits des arrêtés limitant ou interdisant l’irrigation.
Selon le ministère français de la Transition écologique, les départements du pourtour méditerranéen présentent un risque très probable de sécheresse d’ici à la fin de l’été 2023[12]. Serge Zaka, qui s’appuie sur les données de Météo-France, craint également un été plus chaud que les normes avec « des phénomènes d’évaporation et de transpiration accentués ».
Des cultures de printemps affectées par les stress hydrique et thermique
Le chercheur en agro-climatologie explique que les cultures les plus touchées par le stress hydrique induit par les sécheresses seront surtout les cultures de printemps (maïs, tournesol, sorgho), « puisque ce sont les cultures qui vont pousser tout l’été », au moment où les réserves en eau sont faibles et où la demande est la plus importante. L’arboriculture pourrait également être impactée. Le problème se pose moins pour les arbres dont les fruits seront récoltés plus tôt, comme l’abricot. Les espèces récoltées un peu plus tard comme la pêche, l’olive, la vigne seront, elles, plus impactées. S’agissant du maraichage, les légumes du soleil, courgettes, concombres, melons et pastèques ont besoin de beaucoup d’eau et vont être essentiellement touchés par les canicules pendant la floraison. À titre d’exemple, en 2022, en France, les récoltes de légumes frais d’été ont été particulièrement affectées par la sécheresse et la canicule estivale comme le rappelle le Haut Conseil pour le Climat dans son dernier rapport[13].
En effet, le stress thermique dû aux fortes températures peut impacter les cultures. « Au-dessus de 35°C, pendant la période de floraison, les fleurs avortent. Pendant la période de maturation des fruits, cela cause des problèmes de brûlures […], de fruits plus petits, qui peuvent être hors calibre lors de la mise en marché », précise Serge Zaka. Pour certaines filières, les conséquences de périodes de sécheresse répétées se font déjà sentir. « On observe pour le vin sur toute la zone méditerranéenne une augmentation de la teneur en alcool. […] On a gagné 2°C d’alcool en 50 ans en région française méditerranéenne. » Les propriétés organoleptiques de certains aliments vont donc très certainement continuer d’évoluer.
Maghreb et péninsule ibérique : des cultures d’hiver dégradées
Cette année, la sécheresse précoce et les vagues de chaleur ont également impacté les cultures d’hiver, un phénomène auquel on ne s’attend pas nécessairement avec le changement climatique, mais Serge Zaka le confirme : « certaines années auront quand même des sécheresses hivernales qui pourront affecter les cultures d’hiver ».
Selon les bulletins de MED-Amin sur l’évolution des cultures céréalières en Méditerranée, le Maghreb et la péninsule ibérique connaissent l’une des pires sécheresses saisonnières de ces dernières décennies[14]. Les récentes pluies étant arrivées trop tard pour inverser la tendance, MED-Amin fait état d’un effondrement des cultures au Maroc, en Algérie, en Tunisie et en Espagne, en particulier pour l’orge et le blé dur – « culture d’hiver la plus impactée par les conditions météorologiques défavorables cette année »[15].
Au Maroc, d’après les analyses issues de la télédétection, les cultures semblent avoir subi des dommages liés aux conditions chaudes et sèches pendant la période de floraison. Selon les dernières prévisions de la FAO[16], le pays devrait importer jusqu’à 8,8 millions de tonnes de céréales sur la saison 2023-2024, mais la production, bien que mauvaise, devrait être meilleure que l’an dernier selon MED-Amin. En Tunisie, blé et orge semblent également touchés, les probabilités d’« effondrement de culture ou de perte de récolte » sont fortes. En Algérie, les cultures céréalières (orge et blé) ont subi un retard de croissance, une stérilité des fleurs et une accélération de la sénescence conduisant à une qualité des grains dégradée.
Dans le Sud de l’Europe, le constat est également alarmant. Au Portugal, la production céréalière et l’élevage sont les secteurs les plus touchés. La campagne céréalière est mauvaise avec une dégradation de la surface et de la productivité des cultures. Les estimations de récoltes sont bien inférieures à la moyenne sur 5 ans pour l’Espagne, les agriculteurs en viennent à utiliser les champs comme fourrage ou pâturage pour les animaux plutôt que de les moissonner. En France, les prévisions sur la production céréalière sont considérées par les analystes comme bonnes à exceptionnelles. Les orages localisés ont pu cependant dégrader certaines cultures. Début juin 2022, les agriculteurs français rapportaient cependant des conséquences visibles des sécheresses sur certaines cultures de printemps comme les vergers, mais la situation a également pu s’améliorer par endroit.
N’oublions pas que l’élevage est également impacté, en particulier par le stress thermique qui peut provoquer des problèmes de gestation, de croissance, et de production qui s’ajoutent au mal-être animal. Serge Zaka demeure ainsi préoccupé par l’élevage de vache laitière qui « ne sera probablement plus possible en région méditerranéenne » dans le futur.
Ces conditions de culture sont vouées à devenir la norme puisque le bassin méditerranéen se réchauffe. « Sur l’année glissante 2022-2023, dans certaines régions méditerranéennes, notamment du côté des Pyrénées-Orientales, nous sommes passés en dessous des 200mm, donc ponctuellement dans un climat aride, ce qui est plutôt rare en France. Mais cette probabilité de passer dans ce climat semi-aride à aride augmente au fil du temps. D’ici 2050, nous allons avoir une diminution des précipitations sur l’année », explique Serge Zaka. « Tous les climats vont remonter vers le nord. […] Nous aurons une aridification plus importante ». En parallèle, les biogéographies – l’aire de répartition des espèces y compris agricoles – remonteront également vers le Nord. L’agriculture méditerranéenne va donc évoluer en parallèle du climat avec son lot d’opportunités et de grandes difficultés.
Cet article s’insère dans une série consacrée aux sécheresses en Méditerranée. Dans une prochaine publication, chercheurs et professionnels partageront des potentiels d’adaptation de l’agriculture méditerranéenne face au changement climatique.
[1] Ali, E. et al. (2022) Cross-Chapter Paper 4: Mediterranean Region. In: Climate Change 2022: Impacts, Adaptation and Vulnerability. URL : https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg2/chapter/ccp4/
[2] European Drought Observatory – JRC European Commission (2023) Map of Current Droughts in Europe. URL : https://edo.jrc.ec.europa.eu/edov2/php/index.php?id=1052
[3] MED-Amin est un réseau de surveillance des marchés agricoles et des systèmes alimentaires en Méditerranée, crée par le CIHEAM en juin 2014.
[4] Ministère de l’Agriculture (2023) Apports et lâchers des barrages du 25-06-23. URL : http://www.onagri.nat.tn/uploads/barrages/BARRAGES-26-6-2023.pdf
[5] Nechfate (2023) Evolution du taux de remplissage de l’ensemble des barrages marocains. URL : https://nechfate.ma/taux-de-remplissage-des-barrages-marocains/
[6] Données datant de 2012 de Kuper et al. (2016) Liberation or Anarchy? The Janus Nature of Groundwater Use on North Africa’s New Irrigation Frontiers. https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-319-23576-9_23
[7] Définition de la surexploitation des nappes communément utilisée par les politiques nationales au Maghreb. Cette définition fait cependant débat puisqu’elle ne prend pas en compte les “décharges naturelles” et utilisation de la ressource par les écosystèmes dépendant des eaux souterraines. Pour plus d’infos sur ce débat, voir Molle (2023) “Aquifer Recharge and Overexploitation : The Need for a New Storyline”. URL : https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/2023-04/010087445.pdf
[8] La Tunisie a identifié davantage d’aquifères que ces voisins, ce ratio représente 71 aquifères surexploités sur 273 identifiés.
[9] Embalses.net (2023) Estado de los embalses, pantanos y presas de España. URL : https://www.embalses.net/
[10] DGADR (2023) Reserva de água nas albufeiras. URL : https://sir.dgadr.gov.pt/reservas
[11] BRGM (2023) Nappes d’eau souterraine au 1er juin 2023. URL : https://www.brgm.fr/fr/actualite/communique-presse/nappes-eau-souterraine-au-1er-juin-2023
[12] Ministère de la Transition Ecologique et de la Cohésion des Territoires (2023) Mise en œuvre des mesures de restriction des usages de l’eau en période de sécheresse. URL : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/MM23087_Synthese_usages%20eau%20secheresse_BATweb.pdf
[13] Haut Conseil pour le Climat (Juin 2023) Rapport annuel 2023 – Acter l’urgence. Engager les moyens. URL : https://medias.vie-publique.fr/data_storage_s3/rapport/pdf/290091.pdf
[14] MED-Amin (05/2023) Campagne céréalière contrastée en Méditerranée. URL : https://www.med-amin.org/en/ressources-2/bulletinforecast/459-med-amin-bulletin-de-prevision-2023-2-mai/file
[15] MED-Amin (06/2023) Unexpected degradation at the end of season in some Western Mediterranean areas. https://www.med-amin.org/fr/ressources/bulletinprev/460-med-amin-forecasting-bulletin-2023-3-june/file
[16] FAO (2023) Food Outlook – Biannual report on global food markets. Food Outlook, June 2023. URL : https://doi.org/10.4060/cc3020en
Un commentaire sur “Sécheresses en Méditerranée : comment l’agriculture est-elle impactée ?”
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La rétention des pluies par les terrasses méditerranéenne anti-érosives , lorsque ces terrasses étaient en bon état, contribuait certainement à l’approvisionnement en eau des cultures . Cette idée n’est plus à la mode . Elle ne me semble pas apparaître dans votre texte .
J’ai participé en Haute volta dans les années 1959-1961 à la mise en place d’un réseau expérimental de fossés anti-érosifs en courbes de niveau à faible pente longitudinale sur une large surface dans la région de Ouahigouya . Les sols sub horizontaux de cette région souffrent d’une érosion de nappe.( je vous envoie des photos par un autre message ). Ce réseau a été ensuite étendu par une coûteuse action européenne. Un large défaut d’information des paysans , des recherches insuffisantes et sans doute quelques malversations sont cause de l’échec et de l’oubli de cette affaire.