Réorienter le soutien à l’agriculture : un rapport qui laisse sur sa faim

Publié le 6 octobre 2021
par Jean-Christophe Debar, consultant FARM
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Dans un rapport publié le 14 septembre, l’Organisation des Nations unies appelle les gouvernements à « réorienter le soutien à l’agriculture pour transformer les systèmes alimentaires ». Certes, les agriculteurs doivent être mieux accompagnés pour relever les défis du changement climatique, protéger la biodiversité et contribuer à l’adoption de régimes alimentaires plus sains. Mais quelle est la marge de manœuvre des Etats pour réaffecter les aides en faveur de la transition agroécologique, tout en continuant à soutenir la production agricole pour limiter la dépendance aux marchés mondiaux ? Sur ce point, comme sur d’autres, certaines prescriptions du rapport, s’appuyant sur les bénéfices présumés de la libéralisation des échanges, laissent perplexe.    

Résumons brièvement l’argument du document rédigé conjointement par les agences onusiennes dédiées à l’alimentation (FAO), au développement (UNDP) et à l’environnement (UNEP)[1]. Globalement, au niveau mondial, l’agriculture est soutenue à hauteur de 540 milliards de dollars, soit l’équivalent de 15 % de la valeur totale de la production agricole. Or la majeure partie de ce montant (73 % sur la période 2013-2018, 85 % projetés en 2030) est octroyée sous la forme de soutiens couplés à la production, qui entraînent « une distorsion des prix et [sont] nuisible[s] sur le plan environnemental et social »[2]. Il s’agit essentiellement d’« incitations par les prix, telles que les droits de douane à l’importation et les subventions à l’exportation, ainsi [que de] subventions fiscales liées à la production d’un produit ou d’un intrant spécifique ». En effet, « ces mesures sont inefficaces, faussent les prix des denrées alimentaires, nuisent à la santé des populations, dégradent l’environnement et sont souvent inéquitables, favorisant les grandes entreprises agroalimentaires au détriment des petits exploitants, dont une grande partie sont des femmes ».

Selon les auteurs du rapport, l’élimination graduelle de ces mesures serait souhaitable, mais elle provoquerait une forte baisse du revenu et de l’emploi agricoles, en particulier dans les pays développés et les principaux pays émergents (BRIC : Brésil, Russie, Inde, Chine). Mieux vaut donc, écrivent-ils, réorienter le soutien vers la fourniture des biens publics et des services propices au développement durable, comme la recherche-développement et la construction d’infrastructures, et vers des aides spécifiques, réparties équitablement, incitant les producteurs à adopter des pratiques plus favorables au climat et à la biodiversité. Les pertes de revenu subies par les agriculteurs affectés par la redistribution du soutien pourraient, le cas échéant, être compensées par des subventions découplées de la production, créditées de moins d’impacts négatifs sur les marchés et sur l’environnement. De même, des aides ciblées sont envisagées pour protéger les consommateurs les plus pauvres contre une hausse éventuelle des prix alimentaires due à la réduction de la production agricole résultant de la baisse des soutiens.

Ce plaidoyer se fonde sur un constat : les politiques agricoles, telles qu’elles sont habituellement mises en œuvre, ne répondent pas, ou mal, aux multiples enjeux – économiques, sociaux, environnementaux – liés à ce secteur. Elles doivent évoluer pour atteindre les Objectifs de développement durable fixés par l’ONU en 2030. Plusieurs pays, au Nord comme au Sud, ont d’ailleurs déjà engagé des réformes en ce sens. De ce point de vue, le rapport joue un rôle utile pour accélérer le processus : il fournit un tableau exhaustif du soutien, documente les carences de l’intervention publique et souligne la nécessité d’une nouvelle approche, intégrant la diversité des impacts et des parties prenantes. D’où vient alors qu’il peine à convaincre ?

En premier lieu, il y a un contraste étonnant, dans le rapport, entre la vigueur des critiques émises contre le soutien à l’agriculture et les résultats, beaucoup plus nuancés, des simulations présentées à leur appui. Alors que le communiqué officiel de l’ONU tire à boulets rouges sur la « nuisibilité » des soutiens couplés à la production, les simulations réalisées par les auteurs à l’horizon 2030 montrent toute la complexité des liens entre le type et le niveau des aides, d’une part, et les indicateurs relatifs au changement climatique, à la biodiversité, à la nutrition…, d’autre part. D’après ces simulations, à l’échelle mondiale, les impacts du soutien à l’agriculture sur ces indicateurs sont faibles, à l’exception notable du revenu agricole[3]. Ils sont très différents selon les instruments considérés (soutien des prix, subventions), le niveau de revenu des pays (pays développés, BRIC, autres pays en développement) et le type de production (cultures, élevage). Le rapport souligne d’ailleurs, à juste titre, que la diversité des effets du soutien à l’agriculture implique d’examiner au cas par cas, c’est-à-dire pays par pays, les conséquences potentielles d’une réorientation des aides, afin d’identifier les synergies éventuelles et les arbitrages à réaliser.

Un point interroge tout particulièrement : le lien établi par le rapport entre la libéralisation des échanges agricoles et l’amélioration de la durabilité environnementale de l’agriculture. Ce lien repose sur le fait que les mesures aux frontières (protections à l’importation, subventions aux exportations), qui soutiennent les prix payés aux producteurs à un niveau supérieur à celui des prix mondiaux, incitent les agriculteurs à intensifier leur production en utilisant davantage d’intrants chimiques, nuisibles au climat et à la biodiversité. Mais quelle est l’ampleur de cet impact ? Selon les simulations réalisées par les auteurs, la suppression complète des mesures incriminées réduirait les émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) liées à l’agriculture et au changement d’affectation des terres (donc en tenant compte de la déforestation) de seulement 1,5 % en 2030. Encore cette réduction, contestée par d’autres études, ne concernerait-elle que les pays en développement autres que les BRIC : ces derniers, comme les pays développés, augmenteraient au contraire leurs rejets de GES. L’effet sur les écosystèmes ne serait guère plus probant : l’élimination des protections à l’importation et des subventions à l’exportation entraînerait, à l’échelle mondiale, une hausse des surfaces cultivées (+ 0,16 %) et une régression des pâtures (- 0,2 %). L’indice de biodiversité, qui reflète l’expansion ou la diminution des habitats naturels, reculerait légèrement (- 0,02 %). Comme on le voit, sur le plan environnemental, il y a globalement peu d’impacts positifs à attendre de la libéralisation des échanges agricoles, même si, encore une fois, ces effets varieraient selon les productions et les pays considérés.

Ce constat est d’autant plus important que les mesures aux frontières représentent aujourd’hui plus de la moitié du soutien total à l’agriculture, part qui pourrait atteindre trois quarts en 2030. Or, le coût de ces mesures est supporté principalement par les consommateurs : il ne s’agit pas, pour l’essentiel, de subventions payées par les contribuables, qu’il serait possible de réorienter vers des mesures agroenvironnementales ou autres[4]. Dès lors, pour indemniser, même partiellement, les agriculteurs touchés par la suppression des protections à l’importation, il faudrait lever de nouvelles et substantielles ressources budgétaires. Pour la plupart des pays en développement, confrontés par ailleurs à d’énormes besoins de financement dans d’autres domaines cruciaux (énergie, santé, éducation, etc.), ce défi est sans doute insurmontable.

Enfin, dans un contexte de ressources fiscales limitées, jusqu’où peut-on réorienter les aides pour favoriser le développement d’une agriculture plus durable sans compromettre la capacité des Etats à stimuler la production agricole ? La plupart d’entre eux veulent en effet disposer d’un approvisionnement adéquat pour assurer leur sécurité alimentaire sans dépendre excessivement des marchés mondiaux. Historiquement, c’est pour cette raison, et pour réduire en même temps la pauvreté dans les campagnes, que beaucoup de gouvernements ont instauré de fortes protections à l’importation sur les produits alimentaires et versent à leurs agriculteurs des subventions couplées à la production. Nombre de pays à faible revenu, situés majoritairement en Afrique subsaharienne, ainsi que certains pays émergents (Argentine, Inde), continuent toutefois à faire pression sur le revenu de leurs agriculteurs, avec un soutien des prix négatif[5] que les subventions ne suffisent pas à compenser. Ces politiques « anti-agricoles » privilégient le consommateur à court terme, mais pèsent sur la capacité des pays à accroître leur autonomie alimentaire.

De fait, les différents scénarios de suppression du soutien explorés dans le rapport aboutissent presque tous à une hausse des prix des denrées. Curieusement, cependant, ils suggèrent que la part de la population souffrant de sous-alimentation diminuerait marginalement, en raison d’un recul de l’extrême pauvreté : résultat qui mériterait une contre-expertise, basée sur d’autres modélisations. Quoi qu’il en soit, vu l’enlisement, depuis vingt ans, des négociations agricoles à l’Organisation mondiale du commerce, l’élimination des soutiens censés fausser les marchés devrait rester longtemps encore un vœu pieux, contrecarré par les préoccupations de sécurité alimentaire des Etats et les tensions géopolitiques. Mais il est inutile, voire contreproductif, d’attendre les gains hypothétiques d’une libéralisation des échanges pour engager les politiques agricoles, de manière réfléchie et concertée, sur la voie d’une plus grande durabilité sociale et environnementale.

[1] FAO, UNDP and UNEP. 2021. « A multi-billion-dollar opportunity – Repurposing agricultural support to transform food systems ». Rome, FAO. https://doi.org/10.4060/cb6562en

[2] Selon le communiqué en français de l’ONU du 14 septembre 2021 : « L’ONU demande de réaffecter 470 milliards de dollars de subventions agricoles nuisibles sur le plan social et environnemental ».

[3] Selon les simulations, la suppression du soutien à l’agriculture entraînerait une baisse du revenu agricole en 2030 (par rapport à un scénario tendanciel de poursuite du soutien) égale en moyenne à 6 % (- 14 % dans les pays développés, – 6 % dans les BRIC, + 0,1 % dans les autres pays en développement). Les émissions globales de gaz à effet de serre liées à l’agriculture et au changement d’affectation des terres diminueraient de 2 %. La biodiversité, mesurée par l’évolution des habitats favorables à la flore et la faune sauvages, s’améliorerait en moyenne de 0,1 %.

[4] Le soutien des prix résultant des protections à l’importation sur les produits agricoles est calculé, pour chaque produit, à partir de l’écart entre le prix payé aux producteurs et le prix mondial de ce produit. Il est donc considéré comme un « surcoût » pour les consommateurs. Les subventions à l’exportation sont financées par les contribuables, mais elles sont beaucoup moins répandues que les protections à l’importation.

[5] Un soutien des prix négatif signifie que, pour un produit donné, les agriculteurs reçoivent moins que le prix mondial de ce produit. Les causes en sont variées : taxes sur les produits exportés, réglementation stricte des circuits de commercialisation, inefficacités de marché liées par exemple à la déficience des infrastructures de transport et de distribution ou aux rentes excessives de certains intermédiaires.

 

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