Rendements en hausse, déforestation en baisse ?
Il y a aujourd’hui un large consensus, chez les décideurs politiques mais pas dans l’opinion, sur la nécessité d’augmenter les rendements des cultures, en particulier dans les pays en développement, pour améliorer la sécurité alimentaire et réduire la pauvreté rurale. Il existe un autre argument, encore plus controversé, en faveur de la hausse de la productivité agricole : elle permet de ralentir l’expansion des surfaces cultivées et de freiner la déforestation, ce qui limite les pertes de biodiversité et les émissions de gaz à effet de serre. C’est l’un des messages clés qui est ressorti de la table ronde sur les enjeux d’une huile de palme durable, organisée par FARM et l’Association interprofessionnelle du palmier à huile de Côte d’Ivoire (AIPH), lors du dernier Salon international de l’agriculture à Paris.
Cet argument doit toutefois être nuancé. En effet, l’accroissement des rendements a des effets contradictoires sur les superficies cultivées. D’un côté, il diminue le besoin de terres pour fournir le même volume de production agricole. De l’autre, il entraîne une baisse des prix agricoles qui stimule la demande alimentaire et favorise, en retour, une hausse de la production. L’interaction entre ces deux phénomènes détermine l’évolution nette de la sole cultivée, compte tenu, bien sûr, des disponibilités de terres existantes.
Autre élément qui ajoute à la complexité du sujet : le différent niveau d’intégration des pays dans le commerce international de produits agricoles. Un chercheur américain[1] a récemment mis en évidence que lorsque la productivité agricole croît dans un pays qui exporte une part significative de sa production, il peut en résulter une hausse des surfaces cultivées, comme on le constate au Brésil et en Indonésie ; cependant, cette augmentation est généralement compensée par un recul des superficies cultivées dans le reste du monde, en raison de la diminution des prix agricoles résultant de la croissance de la production dans le pays exportateur.
Au total, selon ce chercheur, si la productivité agricole mondiale n’avait pas progressé entre 1991 et 2010, il aurait fallu cultiver 173 millions d’hectares de plus, soit l’équivalent d’environ 10 % des forêts tropicales[2]. D’autres études donnent des résultats plus mitigés, selon les régions observées et la méthode d’estimation utilisée[3]. Ainsi, l’accroissement des rendements apparaît comme nécessaire, mais pas suffisant, pour réduire la déforestation. Toute une batterie de mesures complémentaires s’impose[4] : des politiques plus efficaces de protection des forêts, capables d’appliquer réellement les normes de préservation édictées par l’Etat[5] ; une recherche agricole active, tant en matière d’amélioration des variétés culturales que d’élaboration de systèmes diversifiés de production agricole et de gestion des forêts ; un encadrement technique des agriculteurs, assurant la diffusion et l’adoption des bonnes pratiques ; le versement d’aides aux exploitants qui acceptent de ne pas déboiser leurs parcelles, sous la forme de paiements pour services environnementaux[6] ou d’incitations financières dans le cadre du mécanisme REDD+[7] ; un encouragement à la diversification des revenus des producteurs[8] ; enfin, la mise en place de certifications appropriées dans les pays importateurs de cacao, de caoutchouc ou d’huile de palme[9]. Pour plus de cohérence et d’efficience, ces dispositifs gagnent à être regroupés, comme c’est le cas en France, dans une stratégie globale de lutte contre la déforestation importée, impliquant à la fois les pouvoirs publics et les entreprises[10]. Point important, la conception et l’application de ces dispositifs exigent la participation des communautés locales, dont les droits fonciers doivent être reconnus par l’Etat afin d’éviter le dévoiement des politiques environnementales[11]. Une meilleure intégration de l’agriculture et de la forêt est d’autant plus indispensable que beaucoup de paysans, parmi les plus pauvres, collectent du bois pour leurs besoins domestiques et pour compléter leurs revenus.
L’enjeu, en définitive, est de jouer simultanément sur les trois dimensions – économique, sociale et environnementale – du développement durable, pour mettre au point une agriculture écologiquement intensive, rentable, praticable par les petits producteurs et capable de répondre aux défis posés à la planète. Cette voie est semée d’embûches car empreinte de contradictions : elle nécessite d’arbitrer entre des objectifs parfois conflictuels, qu’il s’agisse de la réduction de l’utilisation d’intrants chimiques, de l’amélioration du bilan carbone, de la conservation de la biodiversité, du renforcement de la sécurité alimentaire ou de l’augmentation des revenus agricoles[12]. Elle relève donc clairement de choix politiques.
[1] Villoria, N. B. (2019), Technology Spillovers and Land Use Change: Empirical Evidence from Global Agriculture, American Journal of Agricultural Economics, à paraître.
[2] Dans cette étude, N. B. Villoria analyse l’impact de la productivité totale des facteurs (PTF) en agriculture, définie comme l’unité de produit agricole obtenue par unité de facteur de production (terre, capital, travail). La PTF ne doit pas être confondue avec les rendements, non seulement parce que sa définition est différente mais aussi parce qu’elle englobe les productions animales. Selon nos estimations, fondées sur les données du département américain de l’Agriculture, la PTF agricole mondiale, entre 1961-65 et 2011-2015, a augmenté 2,3 fois moins vite que la valeur moyenne de la production agricole par hectare, exprimée en dollars constants.
[3] Selon Bakehe, N. P. (2018), Productivité agricole et déforestation dans le bassin du Congo, Economie rurale 366, octobre-décembre 2018, le taux de déforestation observé dans neuf pays du Congo, sur la période 1990-2010, décroît avec l’augmentation de la productivité agricole. D’autres études, relatives à des régions différentes, trouvent des corrélations ou des liens de causalité positifs, négatifs ou nuls.
[4] Voir par exemple Pierre Jacquemot (2017), La déforestation en Afrique. Comment éviter le pire ?, WillAgri.
[5] En Côte d’Ivoire, le couvert forestier a diminué de 57 % entre 1986 et 2015. Il se trouve aujourd’hui essentiellement confiné dans les forêts classées et les aires protégées, mais celles-ci ne cessent de rétrécir sous l’effet notamment de l’activité agricole (Climate Chance, La Côte d’Ivoire à la reconquête de ses forêts, Observatoire mondial de l’action climatique non-étatique 2018).
[6] Voir par exemple Jayachandran, S. et al. (2017), Cash for carbon: A randomized trial of payments for ecosystem services to reduce deforestation, Science 357, 267-273.
[7] REDD+ (Reducing Emissions from Deforestation and Forest Degradation) est une initiative internationale, coordonnée par l’Organisation des Nations unies, qui vise à lutter contre le réchauffement climatique provoqué par les émissions de gaz à effet de serre induites par la dégradation, la destruction et la fragmentation des forêts. Elle s’appuie sur des incitations financières octroyées aux pays en développement qui prennent des mesures de réduction ou d’évitement de la déforestation. Sur l’efficacité de ce dispositif, voir par exemple Simonet, G. et al. (2019), Effectiveness of a REDD+ Project in Reducing Deforestation in the Brazilian Amazon, American Journal of Agricultural Economics, Volume 101, Issue 1.
[8] Comme le fait par exemple le groupe SIFCA, en Côte d’Ivoire, auprès des planteurs villageois de palmiers à huile.
[9] La Table ronde sur l’huile de palme (Roundtable on Sustainable Palm Oil, RSPO), qui certifie environ 20 % de la production mondiale, a adopté en novembre 2018 de nouvelles normes, plus strictes, visant à mieux lutter contre la déforestation, protéger les tourbières, préserver les espèces animales et renforcer les droits de l’homme dans les plantations.
[10] Voir par exemple, en France, les actions menées dans les pays du Sud par l’Alliance pour la préservation des forêts et le Syndicat du Chocolat.
[11] En Thaïlande, dans la province de Mae Hong Son, la plupart des paysans n’ont pas de titre de propriété. La junte militaire a décidé d’empêcher les gens de 34 villages d’exploiter leurs terres, sur une superficie d’environ 35 000 hectares, au nom de la défense des forêts (Le Monde du 5 mars 2019).
[12] Ainsi l’agriculture biologique est plébiscitée par les consommateurs pour sa non-utilisation d’engrais minéraux et de produits phytosanitaires de synthèse, mais critiquée par certains chercheurs au nom de la protection de l’environnement. Ses rendements plus faibles que ceux de l’agriculture conventionnelle encouragent en effet, indirectement, la mise en culture de prairies et de forêts dans d’autres pays, provoquant une réduction de la biodiversité globale et des émissions accrues de gaz à effet de serre [Searchinger, T. D. et al. (2018), Assessing the efficiency of changes in land use for mitigating climate change, Nature].