Régimes alimentaires en Afrique de l’Ouest : diversification, urbanisation et défis nutritionnels
La consommation alimentaire en Afrique de l’Ouest a connu ces dernières années de profondes transformations comme le recul de l’autoproduction, un plus grand recours au marché ou encore la croissance des produits transformés et la multiplication des lieux d’approvisionnements. En s’appuyant sur une diversité de données issues, notamment, d’enquêtes auprès des ménages et d’études menées dans plusieurs pays de la région, le Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest (CSAO/OCDE) a récemment publié une étude qui fait le point sur le sujet [1].
La Fondation FARM a échangé sur les perspectives à venir pour les régimes alimentaires dans la région avec deux de ses auteurs du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, Jill Bouscarat (analyste des politiques junior) et Alban Mas Aparisi (économiste et chercheur associé au laboratoire les Afriques dans le monde de Sciences Po Bordeaux)
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Fondation FARM : Comment peut-on caractériser les régimes alimentaires aujourd’hui en Afrique de l’Ouest, quelles sont les grandes évolutions par rapport aux années 2010 dans les différents pays de la région ?
Alban Mas Aparisi : Nous avons observé trois grandes évolutions des systèmes alimentaires en Afrique de l’Ouest au cours des deux dernières décennies.
Tout d’abord, une monétisation des régimes alimentaires. Au cœur de la transformation des régimes alimentaires dans la région se trouve une présence croissante du marché au détriment de l’autoproduction dans l’approvisionnement des ménages. En 2000, 34 % de la population d’Afrique de l’Ouest vivaient en milieu rural. Cette prédominance rurale appartient au passé : plus d’un habitant sur deux réside aujourd’hui en zone urbaine, une tendance qui va se renforcer dans les années à venir. Pour son alimentation, cette population urbaine s’approvisionne presque exclusivement par le biais du marché. La part régionale de la force de travail employée dans l’agriculture est ainsi passée de 57 à 42 % en 20 ans – dans certains pays comme le Sénégal ou le Ghana, elle est tombée à 30 %.
Même en milieu rural, le rôle du marché s’est considérablement accru. L’augmentation de l’emploi non agricole en zone rurale s’accompagne d’un recul de l’autoproduction dans la consommation des ménages. Des produits autrefois emblématiques de l’autoconsommation, comme le sorgho ou le mil, sont désormais majoritairement achetés sur le marché.
La monétisation de l’alimentation s’accompagne d’une deuxième tendance : la diversification structurelle de la consommation, tant au niveau des produits que de leur degré de transformation. A la faveur de la marchandisation, la consommation devient une opportunité économique et les circuits d’approvisionnement s’élargissent aux échelles nationales, régionales et globales, amenant un plus grand éventail de produits sur le marché.
Cette dynamique concerne aussi le degré de transformation. La part des produits transformés et ultra-transformés progresse fortement. Cette évolution reflète des arbitrages liés à l’urbanisation, avec des revenus plus élevés et des temps de déplacement accrus, les ménages urbains – en particulier les femmes, majoritairement en charge des courses et de la cuisine – cherchent à réduire le temps consacré à la préparation des repas.
Part moyenne de la nourriture consommée au Mali, Nigéria et Sénégal, par degré de transformation (%)
Source : CSAO/OCDE, 2024
Cette transformation comporte à la fois des risques et des opportunités. Le risque principal concerne la santé publique, avec les effets nutritionnels négatifs de certains produits ultra-transformés. L’opportunité majeure réside dans le développement d’une économie agroalimentaire régionale (https://agra.org/wp-content/uploads/2020/09/AASR-2020-Feeding-African-Cities.pdf), autour de produits locaux transformables et à forte valeur ajoutée, comme la farine de manioc. On observe aussi une montée en gamme de la logistique et des infrastructures, en particulier pour les produits frais (légumes, fruits, lait). Ce « niveau intermédiaire caché » entre producteurs et consommateurs – transformation, logistique, restauration – se développe rapidement, générant des emplois et des revenus à grande échelle pour la région.
Une troisième tendance, liée aux deux précédentes, est la diversification des lieux de consommation et d’achat de l’alimentation. Les marchés en plein air occupent une place moins centrale en tant que lieux d’accès à l’alimentation en Afrique de l’Ouest. Si la « révolution des supermarchés » observée ailleurs sur le continent reste marginale dans la région, on observe une importance accrue des kiosques et vendeurs ambulants, en particulier en milieu urbain. Par ailleurs, une part croissante de la consommation passe désormais par la restauration hors domicile, notamment à l’heure du déjeuner, avec l’allongement des distances domicile-travail.
FARM : La diversification des régimes dont vous parlez est-elle synonyme d’une amélioration de la qualité nutritionnelle de l’alimentation ?
Jill Bouscarat : Pas nécessairement. Certes, la diversification des régimes alimentaires en Afrique de l’Ouest s’accompagne de certaines évolutions positives au regard de la qualité nutritionnelle. Dans de nombreux pays, comme le Mali, on observe ainsi une nette augmentation de la consommation de fruits et légumes par exemple. En quatre ans, la fréquence de consommation de fruits y a doublé, et celle de légumes est passée de quatre à cinq jours par semaine. Si l’on constate une hausse de la consommation de certains aliments associés à une meilleure qualité nutritionnelle, cette évolution s’accompagne aussi d’une augmentation marquée de la consommation d’aliments riches en matières grasses, en sucre, ou d’autres aliments transformés.
La part des produits transformés et ultra-transformés progresse rapidement dans la région. En 2019, ces produits représentaient près de la moitié des aliments consommés chaque semaine par les ménages au Mali, au Nigeria et au Sénégal. Tous les produits transformés ne sont pas nécessairement associés à une mauvaise alimentation, pensons aux farines ou aux tomates séchées. En revanche, les produits ultra-transformés le sont souvent, ce qui soulève de réelles préoccupations quant à la qualité nutritionnelle des régimes alimentaires. L’ouverture économique et les modes de vie urbains transforment en profondeur les habitudes alimentaires, avec une influence croissante de la part des géants de l’agroalimentaire (Coca-Cola, Kentucky Fried Chicken) sur les préférences alimentaires, souvent au détriment d’une alimentation saine.
Ces dynamiques s’inscrivent dans un contexte plus large marqué par le « triple fardeau » de la malnutrition – où sous-alimentation, carences nutritionnelles et suralimentation coexistent. En 2021, plus de 58 millions de personnes souffraient d’insuffisance pondérale dans la région, tandis qu’environ 52 millions étaient en surpoids ou obèses. L’obésité progresse rapidement dans les villes, tout comme la proportion de personnes en surpoids : 1/3 des de la population adulte urbaine en Afrique de l’Ouest est en surpoids, et 12 % est obèse. Au Ghana, les taux d’obésité atteignent des niveaux préoccupants, la moitié des adultes vivant en milieu urbain serait en surpoids, dont 20% obèses.
Ces chiffres soulignent la nécessité de recentrer l’agenda de recherche et les politiques alimentaires régionales autour de l’enjeu d’une alimentation saine, notamment en se penchant sur la problématique de l’alimentation dans les villes.
L’accessibilité économique — c’est-à-dire le rapport entre le prix des produits alimentaires, les revenus et le pouvoir d’achat des ménages — constitue l’un des principaux freins à l’adoption de régimes alimentaires sains. Les ménages les plus pauvres peinent à accéder aux aliments riches en nutriments qui restent relativement chers par rapport aux aliments de base tels que les céréales et les racines féculentes. La diversification des régimes alimentaires ne bénéficie pas à tous de la même manière. Pour une grande partie de la population ouest-africaine, une alimentation saine demeure économiquement inaccessible.
Qu’il s’agisse de l’accès physique des produits, des stratégies de promotion, du marketing alimentaire ou de l’information, tous ces facteurs, qui constituent l’environnement alimentaire[2], influencent fortement les transformations des habitudes de consommation dans la région.
FARM : Quelle est aujourd’hui la part des revenus allouée à l’alimentation en Afrique de l’Ouest ?
Jill Bouscarat : En Afrique de l’Ouest, les ménages consacrent en moyenne 55 % de leurs revenus à l’alimentation, avec des variations selon les pays : 56 % au Mali, 65 % au Nigéria et 49 % au Sénégal. Même les ménages les plus aisés allouent entre 42 % et 60 % de leurs revenus pour la nourriture. Cela montre l’importance cruciale des dépenses alimentaires dans la vie quotidienne des populations en Afrique de l’Ouest.
Ceci rend les ménages particulièrement vulnérables à la volatilité des prix alimentaires, une légère hausse peut entraîner des conséquences importantes, notamment sur la consommation d’aliments nutritifs, souvent les plus chers. Cette consommation va être diminuée en premier par les ménages, avec des effets négatifs parfois irréversibles, en particulier pour la nutrition infantile. De manière structurelle, la dynamique de forte inflation des denrées alimentaires enclenchée au tournant des années 2020 constitue désormais une des premières sources d’insécurité alimentaire et nutritionnelle dans la région, au-delà des seules questions de disponibilité.
FARM : Où les ménages s’approvisionnent-ils aujourd’hui ? Quelle est la place de la restauration hors domicile ?
Jill Bouscarat : L’urbanisation, la croissance des revenus et l’évolution des modes de vie des populations ont largement influencé les habitudes alimentaires et le mode d’approvisionnement des populations dans la région. Les ménages dépendent désormais largement du marché pour se nourrir. Dans les grandes villes, plus de 90 % de la nourriture est achetée sur les marchés.
Si les marchés en plein air restent essentiels, les consommateurs s’approvisionnent aujourd’hui auprès d’une grande diversité de points de vente : vendeurs ambulants, kiosques, magasins, supermarchés. Alors que les villes s’étendent et que les inégalités de mobilité, et donc d’accès aux grands marchés de plein air, s’accroissent, les petits points de vente forment un maillage urbain de plus en plus central. Cette différentiation a son importance car il y a une segmentation de l’offre alimentaire en fonction des points de vente. Les marchés en plein air représentent toujours une source majoritaire pour certains produits de base comme les tubercules et les légumes, tandis que d’autres produits comme les produits laitiers, les œufs et les sucreries sont majoritairement achetés dans des magasins. Les vendeurs de rue jouent un rôle important dans la fourniture de fruits, tandis que les autres points de vente viennent compléter cette offre.
Part de la nourriture achetée au Mali et Sénégal, par type de point de vente (%)
Source : CSAO/OCDE, 2024
La restauration hors domicile s’impose progressivement, en particulier dans les zones urbaines. En 2018-2019, un tiers des ménages au Mali, au Nigeria et au Sénégal déclaraient qu’au moins un membre du foyer avait pris un déjeuner à l’extérieur au cours de la semaine. Cette tendance reflète une évolution des modes de vie, avec une recherche de commodité et une exposition plus grande à une variété d’options alimentaires.
FARM : Quid des zones rurales, sont-elles aussi concernées par ces changements de pratiques ?
Alban Mas Aparisi : Les données montrent que ces transformations touchent tout autant les zones rurales que les zones urbaines, même si leur intensité y est généralement moindre.
D’abord, en ce qui concerne la dépendance au marché, elle demeure plus faible en milieu rural, mais elle est déjà très significative. Environ 50 % de l’alimentation y est achetée. Cette tendance se confirme au Mali, au Nigeria et au Sénégal, où entre un tiers et deux tiers de la consommation de céréales, traditionnellement cultivées pour l’autoconsommation telles que le mil ou le sorgho, provient désormais d’achats.
Ensuite, on observe une diversification des régimes alimentaires aussi dans les campagnes. Au Mali, par exemple, le nombre moyen de groupes d’aliments consommés est passé de 8 à 9,4 en dix ans. Cela signifie que les consommateurs augmentent la diversité de produits consommés. Cette diversification reste toutefois moins marquée qu’en ville, notamment en ce qui concerne les produits à haute valeur nutritive comme les fruits, les légumes ou les produits d’origine animale — une différence probablement liée à des niveaux de revenus plus faibles en milieu rural. En revanche, la consommation de produits transformés et ultra-transformés progresse de manière uniforme : au Mali et au Sénégal, leur part dans l’alimentation est aujourd’hui presque équivalente en milieu urbain et rural.
Enfin, la restauration hors domicile connaît également une expansion dans les zones rurales. Près d’un tiers des ménages ruraux au Mali, au Nigeria et au Sénégal déjeunent à l’extérieur au moins une fois par semaine – ce qui est dans les mêmes ordres de grandeur qu’en zone urbaine (40%) – et entre 8 % et 17 % y prennent un dîner. Si l’on inclut les encas et boissons, près des trois quarts des ménages ruraux de ces pays consomment chaque semaine en dehors du domicile.
[1] La note Transformation des régimes et environnements alimentaires au Sahel et en Afrique de l’Ouest a été publiée par le CSAO/OCDE et produite par Véronique Theriault (Michigan State University), Jill Bouscarat (CSAO/OCDE), Alban Mas Aparisi (CSAO/OCDE), Philipp Heinrigs (CSAO/OCDE) et Amidou Assima (Michigan State University).
[2] Dans cette étude, nous définissons l’environnement alimentaire comme étant composé de quatre dimensions : l’accès physique; l’accessibilité économique; la promotion, la publicité et l’information ; et la qualité/la sécurité des produits alimentaires, voir à ce sujet le rapport 2017 du HLPE.
Read the english version : https://fondation-farm.org/diets-in-west-africa-diversification-urbanization-and-nutritional-challenges/