Quels outils pour mesurer l’impact de la transition agroécologique au Nord et au Sud ?

Publié le 23 février 2024
par Jean-Baptiste Rogez (Fondation FARM) et Béatrice Breton-Askar (Initiative internationale « 4 pour 1000 »)
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Pour atténuer le changement climatique, un des leviers reconnus par le GIEC consiste en l’adoption de modes de production agricole qui favorisent la séquestration du carbone dans les sols, améliorent leur santé et leur résilience, grâce, en particulier, à l’agroécologie. Les systèmes de « suivi – évaluation » (Monitoring Reporting Verifying, MRV[1]) sont une des clés pour encourager les investissements et les financements de cette transition agroécologique. Ils permettent le pilotage de projets, la traçabilité des pratiques et/ou des produits qui en sont issus et d’en mesurer les impacts.  

Quels sont les outils de mesure d’impact disponibles aujourd’hui ? Pour quels acteurs ? Sur quelles méthodes et quels indicateurs s’appuient-ils ? L’Initiative internationale « 4 pour 1000 » et la Fondation FARM ont co-organisé une journée de réflexion multi-acteurs le 14 novembre 2023 à Montpellier pour répondre à ces questions. FARM et « 4 pour 1000 » dressent le bilan des échanges entre acteurs du monde agricole, des politiques publiques, du secteur privé et de la recherche.

Outils de mesure d’impact – Pourquoi en-a-t-on besoin ?

  •  Des outils pour instaurer la confiance

La confiance entre les acteurs des filières, de l’amont à l’aval, est un préalable à la construction d’une relation économique équilibrée et incitative pour les agriculteurs. Les outils MRV pourraient ainsi constituer un moyen d’instaurer ou de renforcer la confiance entre les agriculteurs, certificateurs, financeurs, entrepreneurs et citoyens. Il faut cependant que ces systèmes soient fiables, utilisables sur le terrain, transparents, cohérents et abordables en termes de coût. Ces outils permettraient alors la reconnaissance des services rendus par les producteurs à la société et in fine de soutenir la rémunération du travail à sa juste valeur, favorisant ainsi un cercle vertueux de la transition agroécologique.

  • Des outils au service des transitions

Agriculteurs, entreprises privées travaillant avec les filières agricoles, pouvoirs publics, organismes de recherche et ONG s’accordent sur le besoin d’engager une transition agroécologique. La nécessité de construire des outils MRV pour soutenir cette transition est partagée par tous. D’une part, les décideurs ont besoin de suivre la progression de cette transition grâce à une vision consolidée. D’autre part, les agriculteurs qui sont les premiers concernés par les actions à engager sur leurs terres, ont besoin d’outils de pilotage beaucoup plus opérationnels qui proposent des résultats en cohérence avec les observations sur le terrain.

Or, l’évaluation multicritères (techniques, environnementaux, économiques et sociaux) de la transition, à travers une combinaison de pratiques agricoles, pose un défi méthodologique. Peut-il s’agir des mêmes outils ? A l’évidence, la réponse est pour l’instant négative. S’ils partagent le même but d’intérêt général, les outils doivent nécessairement être adaptés aux stratégies et objectifs propres à chaque acteur.

  • Des outils MRV hétérogènes au service de stratégies d’acteurs à des échelles différentes

Les agriculteurs sont à la base de la chaîne de valeur et des filières agricoles. Il est essentiel que les outils de mesure d’impact traduisent et reflètent les efforts et les progrès des agriculteurs dans leur transition agroécologique. Ces outils sont attendus comme des moyens d’accompagnement au service des agriculteurs, de l’adaptation et de la résilience de leurs exploitations. Pour cela, ils doivent être compréhensibles, intégrer des indicateurs opérationnels à l’échelle de l’exploitation agricole, être accessibles et faciles à partager entre pairs pour témoigner d’une transition économiquement intéressante. A cet égard, des formations qui permettraient aux agriculteurs de s‘approprier les outils et les concepts sont à envisager.

A l’échelle d’un territoire, ces outils présentent un intérêt pour mesurer des progressions ou des niveaux de performance des sols, par exemple leur fertilité ou résilience à la sécheresse.

Plus en aval des filières, les entreprises s’approprient également les systèmes MRV pour piloter leurs approvisionnements et faire évoluer les pratiques de leurs fournisseurs. On peut citer par exemple des projets qui visent à atteindre la neutralité carbone d’exploitations agricoles laitières dans l’Union européenne. Ce sont également des moyens pour ces sociétés de construire des feuilles de route dans le cadre de leurs engagements RSE (Responsabilité Sociale et Environnementale) et d’évaluer leurs résultats. De façon générale, au sein des entreprises, il y a un intérêt, notamment d’ordre pédagogique, à fournir des outils qui permettent aux salariés et aux parties prenantes de mieux collaborer, autour d’objectifs communs.

Si les outils de MRV sont nécessaires à l’évaluation des pratiques, ils sont déterminants pour définir des orientations et passer à l’action. Ils peuvent être particulièrement puissants lorsqu’ils permettent de conduire des réflexions prospectives. Les données et résultats acquis peuvent en effet servir de base pour imaginer de nouveaux scenarii à partir de nouvelles pratiques agricoles et de simuler des trajectoires à l’échelle de la parcelle (ou des parcelles) ou des territoires.

Les actions et projets de transition qui engagent des financements publics (ceux des banques de financement multilatérales ou bilatérales, ou des gouvernements par exemple) sont soumis à redevabilité, au regard des objectifs de développement durable. Les méthodes d’évaluation peuvent être partagées entre les différents bailleurs de fonds. Cependant, leur adoption à l’échelle du terrain par les agriculteurs, voire leurs conseillers financiers, n’est pas acquise.

Finalement, pour répondre à la multiplicité des stratégies et des cibles auxquelles ces outils s’adressent, les méthodes et les outils seront, a priori, différents. Néanmoins, quels seraient les déterminants communs ?

Comment construire un bon outil de pilotage de la transition agroécologique ?

  • Impliquer les agriculteurs

Si la grande majorité des parties prenantes s’accorde sur l’objectif commun d’une agriculture remplissant pleinement son rôle de contributrice aux solutions face au dérèglement climatique, la transition agroécologique est en elle-même un sujet complexe, où de nombreux facteurs entrent en jeu (techniques, économiques, sociaux). Les producteurs sont au centre de cette transformation. Il faut s’assurer de construire avec eux une stratégie de développement pour leur permettre d’atteindre des résultats viables économiquement. Cette stratégie doit être globale, systémique et cohérente avec les dimensions économiques et techniques, pour éviter les impasses. Les résultats de ces stratégies seront évalués par l’outil de reporting, ce qui suppose d’associer les agriculteurs à l’élaboration des méthodes et des indicateurs.

Une échelle pertinente pour mettre en œuvre et mesurer ces transitions pourraient être le sol agricole car il réunit les enjeux environnementaux (vie du sol, biodiversité, gestion de l’eau et séquestration de carbone), économiques et patrimoniaux (foncier, valeur d’actif pour un agriculteur, transmission). Mais par quelle problématique commencer ? La priorité est aujourd’hui clairement donnée par le marché à l’enjeu climatique, donc au carbone. Est-ce pour autant la seule entrée possible ?

  • S’inspirer des MRV sur le carbone ?

Des outils MRV ont contribué à la structuration progressive du marché carbone et le bilan de cette expérience devrait nourrir la réflexion pour créer des outils d’accompagnement de la transition agroécologique. C’est, en effet, en s’appuyant sur des indicateurs techniques et environnementaux qu’on peut ensuite attribuer une valeur à une action ou à un produit pour les rémunérer. Cependant, ils n’apportent qu’une réponse partielle. En France, les conditions de déploiement de ces instruments ont évolué depuis 2019 pour diverses raisons : difficultés de mise en place de dispositifs fiables et attractifs de ventes et d’achats de crédits carbone, règlementation, attentes de l’aval…

Aujourd’hui, les coopératives et les acteurs de l’aval des filières délaissent la production/vente de crédits-carbone et se focalisent davantage sur des outils de diagnostics pour alimenter des reporting (norme SBTi Science-Based Target initiative par exemple). Cette voie paraît toutefois moins motivante pour engager les producteurs dans un changement de pratiques à long terme. D’autant plus que les autres enjeux environnementaux de la transition (biodiversité, vie des sols), sont relégués au second plan, voire absents de ces outils.

Si l’on envisage un outil de pilotage de la transition efficient qui puisse conduire à l’action, il faut s’intéresser à d’autres enjeux.

  • Identifier les bons indicateurs et construire les bons modèles

Préalablement à la construction d’un outil de suivi, il s’agit d’identifier des indicateurs clés, partagés (à défaut d’être harmonisés) et permettre des comparaisons sur le plan international.

– En premier lieu, il faut mesurer et acquérir les données servant à l’évaluation. La rigueur scientifique dans la production des données est une garantie de confiance pour les acteurs. Il est nécessaire d’en connaître les marges d’erreur ou d’incertitude pour en identifier les limites d’usage. Le travail de fiabilisation des données, de redressement des biais, de croisement des sources sur le plan international, permettra d’en déterminer leur portée et leur cadre d’usage. A ce jour, les mesures aux champs sont peu disponibles car coûteuses à obtenir. Celles qui existent s’appuient souvent sur le modèle d’agriculture conventionnelle et doivent nécessairement être contextualisées (conditions agropédoclimatiques, historique des cultures…). Ces limites expliquent pourquoi de nombreux outils pour la transition s’appuient aujourd’hui sur des données déclaratives, moins objectives (ce qui en limite la portée) mais tout aussi utiles.

– En second lieu, à partir des données, et parce qu’il n’est pas toujours possible (techniquement ou économiquement) de tout mesurer et partout, il est utile, voire indispensable, de développer des modèles. Les technologies de l’imagerie satellite, de la télédétection, de l’intelligence artificielle, ouvrent des perspectives complémentaires de modélisation. Cependant, à l’échelle mondiale, le déficit de modèles pertinents, adaptés notamment aux spécificités des pays en développement, reste important.

– La question de l’articulation des différents modèles entre eux se pose également.

Enfin, rappelons que les indicateurs sont définis en fonction des niveaux d’exigence qui en seront attendus par les protagonistes. Lorsqu’un (ou plusieurs) d’entre eux accepte une prise de risque plus élevée, un degré d’exigence faible peut s’envisager. Les agriculteurs, qui assument aujourd’hui la majeure partie des risques liés à la transition agroécologique, souhaitent des indicateurs simples et opérationnels.

  • Harmoniser les outils ?

De nombreux outils de MRV existent développés par les acteurs publics, financiers, industriels ou des startups[2]. Envisager une harmonisation de ces outils de MRV paraît ambitieux tant leurs différences sont importantes et leurs finalités spécifiques. Elles tiennent notamment aux contextes d’usage (marché carbone, politiques publiques, politiques RSE, etc.) à l’échelle à laquelle ils s’appliquent, aux géographies et aux systèmes agricoles concernés. Le travail de recensement engagé par Deloitte (accessible sur le site « 4 pour 1000 » dès le 1er trimestre 2024) est une première étape intéressante.

La transparence des méthodologies utilisées, notamment pour les outils construits en open source, constituera également une condition de leur diffusion et de leur appropriation. Elle permettra ainsi de tendre vers une certaine harmonisation.

  • Gérer la complexité

La transition agroécologique fait intervenir des mécanismes complexes, à la fois techniques, économiques et sociaux, sur un temps long.

On peut d’ores et déjà lister des difficultés à lever :

– La maîtrise des outils par les agriculteurs. Les outils déployés pour suivre cette transition mobilisent des compétences pointues, les agriculteurs sont aujourd’hui dépendants d’acteurs extérieurs qui détiennent cette expertise.

– La nécessité de concevoir des outils dynamiques. Il s’agit de ne pas en figer les critères, et de mettre en place des gouvernances collaboratives qui permettent de faire évoluer et d’adapter ces outils, avec les agriculteurs.

Pour appréhender la complexité de la transition agroécologique et mettre en place des outils MRV pertinents, plusieurs conditions doivent être réunies :

– Travailler en partenariat : Les réseaux multi-acteurs sont plus efficaces que des initiatives isolées et compartimentées.

– Un bon outil MRV doit s’appuyer sur la science. Les chercheurs ont un rôle essentiel à jouer en termes de clarification et de rigueur pour les mesures sur lesquelles vont s’appuyer les modélisations.

Un besoin de régulation se fait également ressentir face à la complexité de la transition agroécologique. Les pouvoirs publics doivent être garants des cadres d’application et d’usage, via la règlementation, de la séparation des rôles entre acteurs (par exemple entre comptabilité, audit et certification) et mobiliser des aides ou des incitations permettant d’orienter le marché. Pour autant, il est aussi important de reconnaître la place des acteurs privés qui savent construire des outils adaptés aux besoins des bénéficiaires.

  • Construire des modèles économiques viables pour le financement de la transition

Le déploiement d’outils de mesure d’impact se heurte, pour l’heure, à un coût de mise en œuvre élevé. Il doit répondre à une demande : sans marché, il est difficile d’envisager le financement durable de nouveaux systèmes de production agricole. Mais il arrive souvent que le coût de l’outil de suivi dépasse le montant de l’incitation financière proposée aux agriculteurs par le marché ou les pouvoirs publics pour sécuriser leur transition agroécologique. Si l’information et le reporting sont nécessaires, ils ne peuvent se faire au détriment du financement des formations, de l’investissements dans les fermes ou de la mise en place de mécanismes de couverture des risques de perte de rendement par exemple. Le coût de l’accompagnement des transitions – et notamment des outils MRV – et les difficultés d’accès au financement, présentent un réel frein au passage à l’échelle.

Pour que soient réunies, dans les fermes, les conditions de la transition, plusieurs leviers sont à combiner :

– Il est essentiel que l’ensemble des acteurs de la chaîne de valeur contribue à la co-construction du modèle économique de la transition.

– L’instauration de mécanismes de régulation par les pouvoirs publics pour établir un cadre propice à la transition agroécologique.

– La juste rémunération des efforts et des résultats obtenus par les producteurs qui passe par la prise en compte des coûts réels de production et l’atteinte d’un niveau de revenus décent.

– Le paiement aux agriculteurs pour les services écosystémiques rendus à la société par l’intermédiaire de subventions publiques ou par la rémunération sur les marchés (dans le cadre du marché du carbone par exemple ou d’un autre marché à créer sur d’autres biens communs), en complément et non en substitution de leurs revenus de base.

  • Enfin, la redéfinition des critères d’investissements des acteurs financiers qui ont le pouvoir d’orienter les efforts sur les pratiques agricoles les plus vertueuses et freiner le développement des agricultures à impact négatif.

Conclusion

La clé pour la construction d’outils de mesure d’impact de la transition agroécologique réside dans la capacité des acteurs à collaborer, à construire des partenariats qui dépassent leurs cadres de fonctionnement et de contraintes. Scientifiques, pouvoirs publics, acteurs privés, producteurs, partagent l’objectif de répondre par l’agriculture aux problèmes du dérèglement climatique et de la perte de biodiversité tout en nourrissant une population mondiale en augmentation.

Les outils MRV contribueront à accompagner efficacement les transitions dès lors qu’ils permettront à la fois de restaurer la confiance entre ces protagonistes et d’augmenter leur capacité d’action. Pour cela, la transparence dans la construction de ces outils et la régulation de leurs usages sont essentielles. Ce sont là des axes de mobilisation de tous les acteurs, y compris les producteurs qui sont les premiers concernés. C’est la condition pour que ces outils soient adaptés aux agricultures et agriculteurs du monde entier.

Découvrez la synthèse complète de cette Conférence : Les outils de mesure d’impact pour la transition agroécologique

[2] Citons par exemple :

  • Le Carbon Benefits Project propose des outils d’évaluation des stocks de carbone dans les sols agricoles et forestiers et d’émission de gaz à effet de serre (développés par l’Université du Colorado dans le cadre d’un projet cofinancé par le Fonds pour l’environnement mondial (GEF) et mis en œuvre par le Programme des Nations Unies pour l’environnement (UNEP)).
  • L’outil proposé par Genesis, entreprise pionnière de la mesure de la durabilité des pratiques agricoles, de l’impact environnemental et de la santé des sols.
  • ABC-Map, application géospatiale pour évaluer de manière holistique l’impact environnemental des projets, politiques, plans nationaux et investissements dans le secteur agricole et forestier (développée par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) avec le soutien du Fonds international de développement agricole (IFAD) et de l’AfD).

 

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