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Loi sur le devoir de vigilance : (1) Nouvelles perspectives européennes

Publié le 31 mars 2021
par Maxime Cumunel, FARM
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La loi sur le devoir de vigilance, adoptée en France en 2017, fêtait ses 4 ans le 27 mars, tandis que sa « petite sœur » pourrait voir le jour prochainement à l’échelle de l’Union européenne. Si cette loi a fait naître de formidables espoirs dans la perspective d’une meilleure inclusion des populations les plus fragiles, notamment dans les pays du Sud, force est de constater que l’ambition d’une régulation du capitalisme mondial n’a pas encore changé la donne. Le poids d’une action partagée, à l’échelle du marché unique, pourrait toutefois accélérer le changement, à condition de mettre en œuvre des politiques de développement ambitieuses.

La « loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre » constituait un marqueur du quinquennat de François Hollande ; elle fut adoptée le 27 mars 2017. Largement soutenue par l’opinion publique dès avant sa mise en œuvre, elle trouvait sa justification dans les nombreux scandales environnementaux et industriels qui ont émaillé l’actualité du début du siècle.

Cette loi concerne les entreprises de plus de 5 000 salariés, filiales comprises, en France, ou 10 000 salariés à l’international, entreprises qu’elle oblige à publier un plan de vigilance destiné à prévenir les risques d’atteintes graves aux droits humains et aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes ainsi qu’à l’environnement, pouvant résulter de ses activités et de celles des sociétés qu’elle contrôle et de ses sous-traitants ou fournisseurs habituels.

Imposer de nouvelles normes aux entreprises internationales

La France se rêvait ainsi précurseur d’une règlementation européenne souhaitée par les ONG, initiant un nouveau discours normatif destiné, à terme, à couvrir l’ensemble des acteurs économiques.

Les perspectives de cette réglementation sont considérables, s’agissant en particulier des filières agricoles et agroalimentaire des pays en développement, notamment en matière de droits humains mais aussi de méthodes de production, sans oublier la question foncière. Il s’agit, ni plus ni moins, que de favoriser l’émergence d’un « droit de la RSE » en instaurant un terrain propice aux contentieux, ce qui laisse présager un changement de paradigme dans l’articulation du lien entre entreprises et société civile. La judiciarisation de ces relations est susceptible de nuire au dialogue entre entreprises et société civile.

Les organisations de la société civile portent un discours mêlant exigences de diffusion de la législation à l’échelle internationale, d’une part, et renforcement des mesures visant à décourager les mauvaises pratiques. A titre d’exemple, certaines revendiquent que l’Etat puisse suspendre ou reprendre des aides versés aux entreprises, notamment dans le cadre du plan de relance en cas de non-respect de ces exigences. Un observatoire a d’ailleurs été développé par un groupe d’organisations, selon lequel 70 entreprises, sur les 265 concernées en France par la loi, ne respectent pas les obligations en découlant : preuve, selon elles, que les éléments d’incitation ou de dés-incitation mis en œuvre par les pouvoirs publics ne sont pas assez puissants[1].

Outre le risque juridique lié à l’application de cette législation, il convient de rappeler l’émergence du risque réputationnel, devenu majeur, que la loi n’atténue en rien et qui prend de l’ampleur dans une société marquée par la toute-puissance des réseaux sociaux et le développement du « name and shame ».

C’est pourtant bien en cela que la réglementation vise à construire une norme sociale qui se diffusera tant positivement, par des acteurs promouvant l’inclusion dans leur communication et leur business, que négativement, par des entreprises craignant que leur image ne soit ternie par des pratiques jugées « non responsables » par l’opinion publique. On pourrait d’ailleurs imaginer la mise en œuvre de cahiers des charges, par exemple dans le cadre de commandes publiques, de normes susceptibles d’exclure de fait des entreprises de ces marchés ; en toute hypothèse, des acteurs privés pourraient d’ailleurs également mettre en œuvre de telles normes, par exemple en excluant un fournisseur à cause de pratiques réelles ou supposées, y compris si elles ne sont pas connectées au marché concerné.

Une démarche européenne pour une responsabilisation du capitalisme

Le 11 mars 2021, le Parlement européen s’est prononcé à une très large majorité[2] en faveur de l’adoption d’une législation inspirée de la loi française, à l’échelle de l’Union. Il appartient désormais à la Commission européenne de faire connaître son projet[3]. Il est à noter que la crise de la Covid-19 est identifiée, dans le rapport technique soutenant cette réglementation, comme un élément renforçant le besoin d’une telle loi au regard des risques de déstabilisation que cette crise sanitaire fait porter sur les chaînes de valeur[4]. Ce texte marque un changement de cap pour une large partie des élus européens, certains partis favorisant traditionnellement une approche incitative de la « due diligence » des entreprises, approche battue en brèche par ce rapport qui constate l’inefficacité de cette approche volontaire dans la défense systémique des droits humains[5].

Cette initiative des parlementaires vise à faire converger les initiatives des autres Etats membres engagés dans de telles politiques, dont l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas, la Suède, la Finlande, le Danemark, le Luxembourg ou l’Espagne[6] . Il s’agit de contraindre les entreprises travaillant en Europe à identifier, traiter et corriger leurs impacts sur les droits humains et l’environnement tout au long de la chaîne de sous-traitance, mais aussi de contraindre les Etats membres à développer un régime de responsabilité permettant, le cas échant, de poursuivre les entreprises récalcitrantes et d’obtenir les réparations nécessaires.

Le cheminement politique de la mise en œuvre d’une telle politique au niveau communautaire repose désormais en grande partie sur les Etats membres et questionne le rapport de chacun d’entre eux tant aux entreprises qu’au contour de la vigilance. Ainsi, si la France vise les très grandes entreprises, l’Allemagne réfléchit à un texte en apparence plus ambitieux, concernant les entreprises de plus de 1 000 salariés et allant jusqu’à envisager des sanctions potentielles de 2 % du chiffre d’affaires[7].

L’enjeu de la traçabilité

La mise en œuvre d’une telle politique remet sur le devant de la scène la question de la traçabilité. Cruciale, notamment en Afrique, et a fortiori dans les filières liées à l’agriculture, elle représente un enjeu fort pour l’inclusion des producteurs, surtout si elle est couplée à la mise en œuvre d’une certification, clé, au moins en théorie, d’une meilleure rémunération. Si l’Union européenne s’avère capable de mettre en place des outils fonctionnels, comme l’y invite le rapport précité[8], en particulier à l’aune de technologies susceptibles de permettre un déploiement systémique de ces outils, la législation envisagée pourrait favoriser considérablement les producteurs des pays du Sud.

Encore faudrait-il se poser la question de la cohérence des politiques des Etats membres, notamment en matière de soutien aux initiatives vertueuses et au déploiement des technologies susceptibles de permettre un passage à l’échelle plus rapide.

En tout état de cause, ces perspectives règlementaires et l’évolution des opinions publiques ouest-européennes reposent la question du rôle social des entreprises. La question, qui dépasse l’éthique, recouvre celle des limites du capitalisme ; elle trouve une excellente illustration dans l’actualité agroalimentaire immédiate : tandis que les parlementaires européens déclarent qu’une telle réglementation sera positive pour l’entreprise dans son ensemble et ses actionnaires en particulier[9], ils sont contredit par ceux du groupe Danone[10] qui ont mis fin au mandat d’Emmanuel Faber, patron notoirement engagé en faveur de la justice sociale et du climat. « L’échec d’Emmanuel Faber chez Danone signifie-t-il que ces deux objectifs, environnemental et économique, sont irréconciliables ? », s’interroge le journal Le Monde, le 15 mars 2021[11].

Marier la triple performance environnementale, économique et sociale est au cœur du développement durable. A coup sûr, les politiques européennes devront s’inscrire dans cette trajectoire pour rendre leur objectif de régulation de l’impact des entreprises à la fois vertueux et soutenable.

 

[1] Cet observatoire est baptisé « radar du devoir de vigilance » et est accessible ici : le radar du devoir de vigilance – liste des entreprises soumises au devoir de vigilance (plan-vigilance.org)

[2] 504 voix se sont exprimées favorablement, contre 79 votes négatifs et 112 abstentions.

[3] Le texte adopté est accessible ici : https://responsiblebusinessconduct.eu/wp/wp-content/uploads/2021/03/Corporate-due-diligence-and-corporate-accountability-report-1.pdf

[4] « Whereas the COVID-19 crisis has exposed some of the severe drawbacks of global value chains and the ease with which certain undertakings are able to shift, both directly and indirectly, negative impacts of their business activities to other jurisdictions, in particular outside the Union, without being held accountable; whereas the Organisation for Economic Co-operation and Development (OECD) has shown that undertakings that have taken proactive steps to address the risks related to the COVID-19 crisis in a way that mitigates adverse impacts on workers and supply chains, develop a more long-term value and resilience, improving their viability in the short term and their prospects for recovery in the medium to long term ». Page 6 du rapport cité supra.

[5] « Considers that voluntary due diligence standards have limitations and have not achieved significant progress in preventing human rights and environmental harm and in enabling access to justice », page 9 du même rapport ; ou encore « Notes that, due to the COVID-19 pandemic, small and medium-sized undertakings face a challenging situation; believes that providing them with support and the creation of a favourable market environment are crucial objectives of the Union ».

[6] La Suisse développe également sa propre réglementation en ce sens.

[7] Ce texte serait, sous toutes réserves, plutôt articulé autour des enjeux liés aux droits humains.

[8] « Notes that the traceability of undertakings in the value chain can be difficult; calls on the Commission to evaluate and propose tools in order to help undertakings with the traceability of their value chains; stresses that digital technologies could assist undertakings with their value chain due diligence and reduce costs; considers that the innovation objective of the Union should be linked to promoting human rights and sustainable governance under the future due diligence requirements », page 10.

[9] «  believes that this would be beneficial for stakeholders, as well as for businesses in terms of harmonisation, legal certainty, a level playing field », page 9 du même rapport

[10] Par ailleurs dénoncé par certaines ONG pour ses pratiques au regard du devoir de vigilance. Voir, par exemple : https://www.challenges.fr/politique/pourquoi-les-ong-epinglent-danone-le-champion-de-l-ethique_645536

[11] https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/03/15/danone-l-echec-d-emmanuel-faber-signifie-t-il-que-ces-deux-objectifs-environnemental-et-economique-sont-decidement-irreconciliables_6073179_3234.html

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