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Le soutien à l’agriculture, manne convoitée (1) Un paysage mondial contrasté

Publié le 25 février 2021
par Jean-Christophe Debar, consultant et Abdoul Fattath Tapsoba, chargé d’études, FARM
1 commentaires

Dans les pays riches et les économies émergentes, le soutien à l’agriculture absorbe en moyenne environ 0,6 % du produit intérieur brut. Le niveau et la composition des aides, accusés de fausser la concurrence sur les marchés, sont depuis longtemps une pierre d’achoppement dans les négociations à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). A ces critiques s’ajoutent aujourd’hui celles liées à l’impact négatif de l’activité agricole sur la biodiversité et le climat, dans un contexte marqué en outre par le souci d’une plus grande résilience des systèmes alimentaires. Il n’est donc pas étonnant que de nombreuses voix s’élèvent, dans différentes instances, pour  réformer radicalement l’intervention publique en agriculture. Le présent article du blog de FARM dresse brièvement l’état des lieux du soutien au secteur agricole et souligne les difficultés de son évaluation ; un second article abordera les enjeux politiques.

L’indicateur le plus souvent utilisé pour quantifier le soutien à l’agriculture est l’estimation du soutien aux producteurs (ESP), calculée par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Sur la période 2017-19, dans les 54 pays à haut revenu ou économies émergentes étudiés par l’OCDE, qui réalisent la majeure partie de la valeur ajoutée brute de l’agriculture mondiale, l’ESP s’est élevée au total à 446 milliards de dollars U.S. par an, soit 12 % des recettes brutes des producteurs[1].

La part des recettes agricoles provenant du soutien est très variable selon les pays et les produits : elle oscille de moins de 5 % (Australie, Nouvelle-Zélande, Brésil, Chili, Afrique du Sud) à plus de 40 % (Japon, Corée du Sud, Norvège, Suisse, Islande). Pour l’Union européenne, elle est en moyenne de 19 %, soit environ le double des Etats-Unis, mais atteint 20-30 % pour les producteurs de viande bovine et de volaille, de riz et de sucre.

Transferts des contribuables et des consommateurs  

Le montant total de l’ESP équivaut en moyenne à 0,6 % du produit intérieur brut des pays étudiés. Encore faut-il préciser que ce montant ne consiste pas complètement, loin s’en faut, en des dépenses budgétaires qui pourraient être diverties à d’autres usages. Globalement, en effet, 43 % de l’ESP proviennent du soutien des prix de marché, c’est-à-dire de l’écart existant, dans chaque pays, entre le prix intérieur et le prix mondial des produits agricoles, en raison des tarifs douaniers et des mesures non-tarifaires éventuellement en vigueur[2]. Cet écart correspond essentiellement à des transferts des consommateurs aux producteurs[3], via un surcoût des produits alimentaires. Le reste (57 %) de l’ESP comprend les aides payées par les contribuables, sous la forme de paiements directs, de subventions aux intrants ou d’autres soutiens monétaires ciblant directement les producteurs.

La proportion relative des transferts assurés par les contribuables et les consommateurs est, là encore, très variable selon les pays et les produits. Dans l’Union européenne, les paiements budgétaires représentent plus de 80 % de l’ESP. Dans certains pays émergents, le soutien des prix est négatif : les agriculteurs reçoivent des prix inférieurs aux prix mondiaux, à cause des restrictions applicables à la commercialisation des produits agricoles sur le marché intérieur (Inde) ou à l’exportation (Argentine). Lorsque les dépenses budgétaires de soutien ne compensent pas la ponction ainsi opérée sur le revenu des producteurs, l’ESP est négative[4].

Mais, dans une perspective internationale, le niveau du soutien à l’agriculture n’est qu’un élément. Les négociations à l’OMC se concentrent surtout sur la composition du soutien, car les différentes aides ont des effets distincts sur les marchés et faussent plus ou moins la concurrence entre pays : d’où la nécessité d’analyser plus profondément la mesure du soutien, pour en comprendre la signification.

Problèmes méthodologiques

L’ESP ne couvre pas l’intégralité du soutien public au secteur agricole. Elle n’inclut pas l’ensemble des aides octroyées aux consommateurs de produits alimentaires, qui constituent pourtant un soutien indirect aux producteurs, ni les services d’intérêt général, dont certains, comme la recherche et la vulgarisation, peuvent influer fortement sur le revenu des agriculteurs. Ces éléments sont intégrés dans un autre indicateur, l’estimation du soutien total (EST), également calculé par l’OCDE.

Mais cela ne résout pas les problèmes méthodologiques qui rendent difficile une appréciation objective du soutien et peuvent avoir des conséquences sur l’évaluation et l’orientation des politiques agricoles. Ces problèmes sont multiples[5]. Ainsi, l’ESP n’inclut pas, ou pas complètement, le soutien généré par les obligations d’utilisation de biocarburants, en vigueur notamment aux Etats-Unis et en Europe, qui font augmenter les prix des céréales et des oléagineux transformés à cet effet. Plus grave encore, la baisse ou la hausse du soutien mesurée par l’ESP peut très bien résulter  mécaniquement – en raison même de la construction de cet indicateur – de la hausse ou de la baisse des prix agricoles mondiaux, sans que les politiques agricoles soient modifiées. C’est dire à quel point l’interprétation de l’ESP doit être très prudente, sachant en outre que, comme on le montre ci-après, la quantification des distorsions de marché et des externalités de la production agricole imputables au soutien est délicate.

Les distorsions de marché

L’ESP fournit une simple photographie du soutien à l’agriculture. Elle identifie les distorsions de marché (via les impacts de l’aide sur l’offre et la demande de produits agricoles) potentiellement causées par le soutien, mais ne dit rien de l’ampleur ni du coût effectif des distorsions[6]. Ce point est d’autant plus crucial que, loin d’avoir uniquement des effets négatifs sur les marchés, le soutien peut en corriger les défaillances et contribuer à améliorer le bien-être collectif.

Ainsi, la suppression des subventions à l’assurance chiffre d’affaires aux Etats-Unis pourrait entraîner, dans certaines conditions, une forte réduction de la production de céréales dans ce pays. Elle serait préjudiciable non seulement aux producteurs de céréales, dont le revenu diminuerait, mais à la société dans son ensemble, aux Etats-Unis comme dans les autres pays, à cause notamment de la hausse des prix des denrées[7]. Dès lors, le coût du soutien associé aux subventions à l’assurance doit être relativisé.

S’agissant du soutien des prix de marché, les modélisations économiques montrent généralement qu’un démantèlement complet des protections à l’importation aurait pour effet d’augmenter le prix mondial de la plupart des produits agricoles, en raison de la baisse de la production dans les pays les moins compétitifs. Les gains des consommateurs seraient alors moins élevés que ce que suggère l’écart observé, avant la libéralisation, entre les prix intérieurs et les prix mondiaux. Dans ce cas, le montant du soutien à l’agriculture dû aux protections à l’importation est moindre, en réalité, que celui du soutien des prix de marché utilisé pour le calcul de l’ESP[8].

L’importance croissante des externalités

La production agricole génère de multiples externalités, négatives comme positives, non valorisées par le marché. En effet, les prix alimentaires payés par les ménages n’incluent pas le coût de la pollution des eaux, de l’érosion de la biodiversité ou encore du dérèglement climatique causés par les émissions de gaz à effet de serre liées aux cultures et à l’élevage. Ils n’intègrent pas non plus la valeur des aménités liées à la qualité des paysages, au maintien d’une activité économique dans les zones montagneuses ou à d’autres facteurs.

Comme le soutien à l’agriculture tend généralement à accroître la production agricole, il accentue en même temps ces externalités, dans un sens qui peut être défavorable ou favorable à la collectivité. L’impact est bien sûr favorable si le soutien consiste en une aide agroenvironnementale, visant par exemple à encourager les agriculteurs à utiliser moins d’intrants ou à adopter des pratiques réduisant l’érosion des sols. Mais ce peut aussi être le cas si, quelle que soit sa forme, le soutien octroyé augmente les rendements des cultures, permettant ainsi de limiter la déforestation.

Crise de la biodiversité et changement climatique obligent, les externalités environnementales de l’agriculture font l’objet aujourd’hui d’une attention croissante. De par leur lien avec la production agricole, elles ne peuvent être complètement dissociées de la fonction nourricière de l’agriculture et de sa capacité à assurer la sécurité alimentaire des populations, qui est le fondement traditionnel des politiques agricoles. Les avantages et les coûts du soutien à l’agriculture sont donc difficiles à appréhender de manière globale[9], d’autant plus qu’ils font l’objet d’appréciations nuancées voire divergentes selon les acteurs concernés. Ces différences reflètent des luttes d’intérêts et des conflits de valeurs, y compris éthiques, portant sur les multiples objectifs assignés à l’agriculture : production de nourriture, services environnementaux, bien-être animal… C’est dans ce contexte foisonnant, conjuguant une grande diversité de parties prenantes, souvent antagoniques, et une forte dimension géopolitique du soutien à l’agriculture, que s’inscrit l’intervention publique. Les implications en seront examinées dans le prochain article.

 

[1] Les recettes brutes sont égales à la valeur de la production agricole et des aides budgétaires octroyées aux producteurs. Sauf indication contraire, les données chiffrées de cet article sont tirées de la publication OECD (2020). « Politiques agricoles : suivi et évaluation 2020 (version abrégée) ».

[2] Les mesures non-tarifaires incluent principalement les normes sanitaires et phytosanitaires et les réglementations techniques (conditionnement, étiquettes, etc.) applicables aux produits importés.

[3] Dans les pays exportateurs de produits agricoles, une partie du soutien des prix, correspondant aux quantités exportées, est toutefois comptabilisée comme transferts des contribuables, sous la forme de subventions (explicites ou implicites) à l’exportation.

[4] Dans ces pays, la valeur négative moyenne de l’ESP (- 5 % des recettes brutes des producteurs en Inde, – 24 % en Argentine) masque le fait que les producteurs de certaines productions sont pénalisés, tandis que d’autres reçoivent un soutien globalement positif.

[5] Voir notamment : Gohin, A. et F. Levert (2006). « Comparer les politiques agricoles américaines et européennes : les indicateurs ESP sont-ils bien utiles ? » Economie rurale 294-295, juillet octobre 2006 ; Doyon, M., D.-M. Gouin et N. Paillat (2002). « Analyse critique du concept d’ESP, estimation du soutien au producteur. Application au secteur laitier ». Economie rurale 272, novembre-décembre 2002 ; Courleux, F. (2012). « L’OCDE et les politiques agricoles : une analyse critique ». Centre d’études et de prospective du ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, décembre 2012.

[6] L’OCDE classe les différentes catégories de soutien entrant dans le calcul de l’ESP par ordre décroissant de distorsion potentielle. Selon cette classification, les instruments les plus susceptibles de fausser les marchés sont le soutien des prix de marché et « les subventions liées à la production et l’utilisation sans contraintes d’intrants variables ». Inversement, plus une aide est découplée de la production et des prix, moins elle est censée créer de distorsions de marché. Ces différenciations, parfois contestées, servent de fondement aux règles de l’Accord sur l’agriculture à l’OMC.

[7] Gohin, A. (2019). « General Equilibrium Modelling of the Insurance Industry: U.S. Crop Insurance ». Journal of Global Economic Analysis, 4(2): 108-145.

[8] Par exemple, si avant la suppression des protections à l’importation, le prix de marché est de 100 sur le marché intérieur et de 50 sur le marché mondial, le soutien du prix de marché, autrement dit le surcoût pour le consommateur, est égal à 100 – 50 = 50. Si la libéralisation augmente le prix mondial à 70, le consommateur paiera 70. Dans ces conditions, le surcoût réel par rapport à une situation de libéralisation complète est égal à 100 – 70 = 30.

[9] En théorie, le coût total du soutien est égal au montant de l’aide (paiement budgétaire ou soutien des prix de marché), corrigé de l’effet positif ou négatif de cette aide sur les marchés et sur les externalités de la production agricole. Dans la pratique, le montant de ce coût est très difficile à quantifier en équivalent monétaire.

Un commentaire sur “Le soutien à l’agriculture, manne convoitée (1) Un paysage mondial contrasté

  1. Ecrit le 25 février 2021 par : Yacouba Kagambega
    Bonjour. Un article très intéressant. Je pense qu’il serait bien de comparer ces interventions aux pratiques interventionistes des pays pauvres ou en développement. Merci de cet article.

    Ecrit le 25 février 2021 par : HERVE Jean-Jacques
    Excellente mise au point sur ces outils de l’OCDE, considérés par les Etats et leurs négociateurs à l’OMC comme vérité d’évangile.
    Juste avant de lire ce blog, je lisais un article sur les terrasses agricoles du Daghestan, abandonnées aujourd’hui, comme les terrasses du massif central et tant d’autres œuvres titanesques des cultivateurs d’anciennes civilisations. Ne pouvant compter sur les livraisons par des navires en provenance de pays aux conditions agronomiques meilleures, ces populations devaient évidemment accepter un coût réel de production bien supérieur à celui d’autres endroits mieux lotis par la Nature ; Elles en sont vécu, même si cela devait être assez dur, jusqu’à ce que les rapports de prix permis par le renvoi d’une partie des coûts réels dans les “externalités”. Jamais, me semble-t-il il n’a été aussi nécessaire que maintenant de revenir (ou peut être “d’en venir” tout simplement) à une approche que je qualifierais d’agro-ergonomique de la production. Il me semble que la bonne voie pour tenter de comprendre et d’éclairer la formation des coûts réels de production de tout l’aliment issu de l’agriculture, doit reposer sur une décomposition du processus en chacune des étapes allant de la préparation de la culture à la mise a disposition du consommateur final du produit alimentaire. Avant de chiffrer en valeur monétaire ces étapes, il me parait indispensable de les évaluer en consommation énergétique, en convertissant toutes les taches nécessaires en équivalent travail. La réintégration des externalités négatives (par exemple les conséquences environnementales de la production industrielle des engrais à base de carburants fossiles) nécessitera des concertations au moins aussi complexes que celles qu’organise l’OCDE pour ses calculs ESP. Au moins avec cette approche strictement énergétique, nous pourrions enfin agir dans le monde réel limité par les seuls apports énergétiques accessibles que sont l’énergie solaire, pour l’essentiel, et la géothermie planétaire. Cet espace physique est celui qu’ont adopté le GIEC et les autres structures dédiées à l’analyse géostratégique des quatre biosphères de la planète (lithosphère, atmosphère, hydrosphère, biosphère). Pourra-t-on ignorer encore longtemps cette évidence d’un monde terrestre limité ( et non plus illimité comme on l’enseignait dans les cours de physique), qui ne peut échapper aux réalités de la thermodynamique et des bilans énergétiques. On peut espérer que cela fournira une base raisonnée pour fonder des prix. Et peut-être aussi, en valorisant l’immense potentiel des connaissances scientifiques, pourrait imaginer que les terrasses du Massif central et du Daghestan retrouveraient leur vocation nourricière ?

    Ecrit le 5 mars 2021 par : jm bouquery
    Oui, le travail et tous ses leviers, servage, buffle et mulet, et toutes les énergies de la vie, de la terre, de la mer et du ciel, moins toutes les pertes, les déchets et les dégâts, plus le patrimoine.
    Oui au calcul, des flux, des stocks et des temps, à la thermodynamique. Moins les séismes, plus les laves fertiles. Mais “Le Commerce des hommes avant que celui des choses”, le don et la dot, le salut et le pari, reconnaissances. Entropie et anthropie, prix et préciosité. Valeur des terrasses et terrasses des valeurs.

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