La mesure d’impact : un enjeu partagé avec les producteurs ou un standard imposé ?
La troisième table ronde de la conférence internationale de la Fondation FARM, organisée le 28 janvier 2025 à la Cité internationale universitaire de Paris, a exploré la question centrale de l’inclusion[1] des producteurs agricoles dans la mesure de l’impact des investissements. Sous la modération de François Doligez, agroéconomiste et membre du Conseil scientifique de la Fondation, des représentants du monde agricole, financier et de la recherche ont croisé leurs regards sur les défis, risques et opportunités qui entourent la construction d’outils de mesure d’impact. Un enjeu de fond : comment garantir que l’évaluation des impacts réponde en particulier aux attentes des producteurs, et pas seulement aux exigences des bailleurs de fonds ?
Les échanges ont souligné que la mesure d’impact ne saurait être ni neutre ni universelle : elle ne gagne en pertinence que lorsqu’elle devient un outil partagé d’écoute, d’apprentissage et d’amélioration. À condition d’associer toutes les parties prenantes et de reconnaître la diversité des attentes, elle peut transformer une obligation formelle en véritable levier pour une transition agricole et alimentaire qui profite à tous.
Petit producteur, grand oublié du financement agricole
Avant même de parler de la prise en compte des producteurs dans la mesure d’impact, l’enjeu d’inclusion [2] financière, notamment pour l’agriculture familiale, fut d’emblée placée au centre des échanges. Ces agricultures demeurent le socle des systèmes alimentaires mondiaux et génèrent la majorité des emplois, assure la gestion durable des ressources naturelles et nourrit l’essentiel de la population. Pourtant, en Afrique subsaharienne par exemple, moins de 10% des petits producteurs bénéficient de l’accès aux crédits bancaires. Les financements sont dirigés le plus souvent vers de grandes entreprises ou des projets de dimension plus importante, laissant les exploitations familiales en marge d’une transformation majeure. Ce déficit structurel de financement, déjà souligné lors des précédentes éditions de la conférence internationale de FARM, persiste.
L’inclusion financière, qui vise à faciliter l’accès des petits producteurs à des services financiers adaptés, demeure donc un enjeu central. Or, la mesure d’impact devient un pilier de la mobilisation, de l’orientation et du suivi des financements agricoles, conditionnant l’accès aux ressources et la transformation durable du secteur, comme nous l’avons rappelé dans le deuxième volet de ces synthèses. Elle influence le financement de l’agriculture via les critères d’accès au financement (conditionnalité en fonction des résultats) ou encore l’amélioration des produits financiers (microcrédit, assurance, services digitaux, etc.). Le choix des indicateurs retenus pour l’octroi des financements est donc clé pour favoriser l’inclusion financière des producteurs.
Mais pour que la transition agricole et alimentaire soit effective, il faut aussi que la mesure de l’impact des investissements prenne en compte les réalités de terrain et soit accessible à tous les acteurs, notamment les plus vulnérables.
Voix du terrain : la coopérative et la diversification comme leviers d’adaptation
Assata Doumbia, présidente de la coopérative ECAM à Méagui (Côte d’Ivoire), a partagé l’expérience de sa structure, passée de 89 à 3 500 producteurs (dont 546 femmes), et gérant aujourd’hui plus de 14 000 hectares de cacao. La coopérative s’est organisée pour répondre aux défis de la productivité, du changement climatique, de la lutte contre les maladies des cultures et de la gestion de la volatilité des prix. Pour cela, elle a misé sur la certification (Fair Trade, Rainforest Alliance, bio), la géolocalisation des parcelles, la formation continue et la diversification des cultures (hévéa, maraîchage). Cependant, les producteurs doivent surmonter de nombreux obstacles comme le faible accès au crédit, la difficulté de mobiliser des financements ad hoc ou efficaces et celle de s’adapter aux exigences des marchés et des partenaires. Les producteurs souffrent aussi du manque de reconnaissance du rôle des organisations de producteurs par les bailleurs internationaux.
Le rôle des institutions financières
Mathieu Soglonou, directeur de la Confédération des institutions financières en Afrique de l’Ouest (CIF-AO), a rappelé la vocation du mutualisme financier dans cinq pays ouest-africains (5,5 millions de clients, impact estimé sur 30 millions de personnes). Les coopératives financières mobilisent l’épargne locale et réinvestissent dans la petite agriculture, favorisant la création de valeur au niveau local, l’emploi et l’autonomisation des femmes. La structure a développé une approche intégrée, combinant crédit, éducation financière, accompagnement technique et contractualisation tripartite (producteur, acheteur, transformateur) pour répondre aux besoins des producteurs.
« Nous avons observé qu’avec la dégradation des sols dans un environnement d’insécurité, il fallait revoir notre approche du financement. Nous avons donc introduit dans notre stratégie la digitalisation des services financiers. Nous avons également introduit une éducation au choix de culture à mettre en place par les petits producteurs. C’est pourquoi, aujourd’hui, nous ne finançons plus certaines cultures, mais nous avons mis beaucoup plus l’accent sur des cultures qui protègent l’environnement, qui apportent une plus forte valeur ajoutée à l’économie locale, à la sécurité alimentaire, portées par les jeunes et par les femmes notamment. » a indiqué l’intervenant.
Soucieuse d’impacts sociaux, la CIF s’est dotée d’outils : selon une enquête indépendante menée en 2024, 87 % des bénéficiaires ont observé une amélioration de leurs conditions de vie, 95 % ont vu leur production croître, et 58 % des femmes ont investi davantage. Toutefois, Mathieu Soglonou reconnaît que la pression sur les taux d’intérêt reste élevée et que la co-construction avec les membres s’avère essentielle. La mesure d’impact, pour la CIF-AO, ne se limite pas à des indicateurs financiers. Elle inclut la création d’emplois, la contribution à l’économie locale et le paiement des impôts. L’enjeu est de démontrer que les investissements profitent réellement aux communautés rurales et soutiennent un développement durable.
Normes, outils, dialogue : que peut la mesure d’impact ?
Cécile Lapenu, directrice de Cerise, a présenté le travail de Cerise-SPTF, coalition internationale d’acteurs de la finance inclusive depuis 20 ans. Leur objectif est d’améliorer les pratiques pour protéger les petits producteurs et emprunteurs, en développant des outils d’évaluation et d’accompagnement adaptés aux réalités du terrain. Cerise-SPTF travaille notamment sur la performance sociale et environnementale des institutions financières.
L’approche de Cerise-SPTF vise à garantir la redevabilité des financeurs, tout en facilitant l’accès au financement pour les partenaires locaux. L’organisation insiste sur la nécessité d’indicateurs pertinents, d’algorithmes vérifiables et d’outils de mesure accessibles et faciles à utiliser pour les producteurs. L’accent est mis sur la formation, le partage des connaissances et le renforcement des capacités locales. La finalité est que la mesure d’impact ne soit pas un simple exercice de communication, mais un véritable levier d’amélioration des pratiques.
Céline Lapenu a d’ailleurs rappelé l’importance des Objectifs de développement durable qui ont servi de feuille de route et de langage commun pour mesurer l’impact et orienter l’action, notamment dans la finance inclusive responsable (RIF) et l’agriculture/alimentation responsable (RAF). Ils aident à structurer les stratégies sociales et environnementales, à mesurer les progrès et à accompagner les acteurs face à des défis comme le changement climatique. Elle met l’accent sur l’importance d’aller au-delà du simple reporting réglementaire (comme le règlement sur la publication d’informations de durabilité dans le secteur des services financiers – SFDR ). Il s’agit d’utiliser ces cadres pour prendre des décisions, gérer les risques sociaux et environnementaux, et travailler en coalition avec divers acteurs (producteurs, investisseurs, ONG, etc.). Les normes internationales (IFC, FAO, commerce équitable) servent à ce titre de repères pour évaluer les pratiques et renforcer la redevabilité. Pour cela, des outils spécifiques ont été développés, comme l’agri CP tool pour la protection des petits producteurs, permettant d’évaluer et d’améliorer les pratiques sociales et environnementales dans le secteur agricole, à l’image des états financiers pour la gestion économique.
Enfin, Cécile Lapenu souligne l’importance des groupes de travail, des audits, des formations et des réseaux d’experts pour tester ces outils sur le terrain, accompagner les utilisateurs pour améliorer collectivement les pratiques, et garantir des contrats équitables pour les producteurs.
Mamadou Goïta, directeur de l’Institut de recherche et de promotion des alternatives en développement en Afrique (IRPAD) et membre du panel IPES-Food pose, en fin de discussion, une question clé sur les standards et les objectifs de la mesure d’impact : comment garantir que l’impact réponde aux attentes réelles des communautés, et pas seulement aux exigences des bailleurs ? Cela suppose d’éviter l’imposition de standards venus du Nord, de donner la parole aux acteurs locaux dans la durée, et de penser la valorisation et l’appropriation des résultats d’évaluation.
Recherche, méthodes et « malentendus » sur l’impact
Florent Bédécarrats, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), a mis en perspective la divergence des référentiels : la recherche académique focalisée sur la causalité et la robustesse méthodologique, les acteurs financiers sur des jeux d’indicateurs multiples et les organisations paysannes sur la transformation concrète, souvent qualitative et de long terme. Ces « trois mondes » ne parlent pas toujours la même langue : la finance recherche des impacts « prouvés » ; les producteurs veulent des outils pour « améliorer ». Il existe ainsi un besoin de référentiels partagés, de données publiques (statistiques agricoles de qualité), de voix paysannes mieux représentées dans la définition et l’évaluation de l’impact.
En agriculture, et particulièrement en Afrique, les évaluations d’impact sont généralement peu nombreuses et difficiles à interpréter. L’absence de dialogue entre recherche, acteurs financiers, associations paysannes et État freine l’édification d’un référentiel commun. Alors que dans d’autres secteurs, comme la santé publique, des alignements plus efficaces entre science, société civile et acteurs économiques existent, l’État peine parfois à jouer ce rôle d’arbitre en agriculture. Florent Bédécarrats appelle donc à une implication plus forte de ce dernier pour créer des politiques publiques concertées et des données partagées, afin d’harmoniser les approches et améliorer la mesure de l’impact dans le financement agricole.
Mamadou Goïta (IRPAD), insiste lui aussi sur les malentendus relatifs à la mesure de l’impact, en particulier sur le fossé entre savoirs scientifiques et connaissances locales. Il met en garde contre la volonté de tout justifier scientifiquement, au détriment des faits et savoirs issus de l’expérience paysanne. Cette approche peut biaiser l’identification de changements impactants et gaspiller temps et ressources. Le chercheur insiste aussi sur la nécessité de reconnaître l’histoire, les dynamiques du terrain et de prendre en compte les acquis existants. Trop souvent, chaque nouvel intervenant agit comme si rien n’avait été fait auparavant, ignorant l’histoire et les dynamiques sociales, économiques et politiques du milieu. Il critique la tendance à multiplier les projets pilotes pour tester outils ou financements, sans tenir compte des dynamiques déjà en place. Selon lui, il faut partir des expériences pertinentes de terrain et prolonger les transformations, plutôt que de toujours vouloir “résoudre un problème” de zéro. Enfin, Mamadou Goïta dénonce le fait que beaucoup de projets sont bâtis sur des objectifs irréalistes, menant à une forme de “mensonge collectif” sur les résultats attendus. Il appelle à changer d’approche, à partir des acquis existants et à reconnaître les limites des instruments de financement actuels, souvent inadaptés (crédits trop courts, taux élevés, montants insuffisants), en particulier pour les femmes.
Propositions et voies d’avenir
- Éviter les pièges et les dérives d’une financiarisation excessive, où la rentabilité économique prendrait le pas sur l’impact social, en particulier sur les revenus et les conditions de vie des producteurs, et sur l’impact environnemental.
- Aller au-delà des malentendus sur les indicateurs, en privilégiant des démarches de progrès continu et l’accompagnement plutôt que la mise en conformité.
- Renforcer la formation, l’autonomisation et l’accès à l’information pour les organisations de producteurs, en les associant dès la conception des dispositifs d’évaluation.
- Impliquer l’État comme garant d’un référentiel commun et s’appuyer sur des politiques publiques concertées et la production de statistiques agricoles fiables.
- Favoriser la création d’espaces multi acteurs, d’outils partagés et de coalitions de parties prenantes, pour que les données, les normes et les décisions puissent faire l’objet d’une appropriation par les producteurs et leurs organisations.
- Valoriser les dispositifs d’utilisation des résultats d’impact et de retour d’expérience dans les communautés.
La troisième table ronde de la conférence internationale a permis de souligner que la mesure de l’impact des investissements agricoles, loin d’être un simple exercice technique, constitue un enjeu politique et social majeur pour la réussite de la transition agricole dans les pays du Sud. Ce constat peut d’ailleurs être élargi aux pays du Nord, comme nous l’avions rappelé lors d’un séminaire en 2023 avec l’Initiative internationale « 4 pour 1000 ».
L’inclusivité, la simplicité, la transparence et la co-construction sont les clés pour transformer la mesure d’impact en un véritable levier de développement durable, au service des producteurs et de l’ensemble des territoires ruraux.
[1] L’inclusion désigne l’action d’intégrer activement des personnes ou des groupes qui étaient jusque-là en marge ou exclus. C’est donc un processus où des dispositifs sont mis en œuvre pour que chacun ait accès aux mêmes droits, aux mêmes ressources et soit reconnu dans la société ou dans un environnement donné.
[2] L’inclusion financière désigne quant à elle la capacité, pour tous les individus et entreprises – notamment les populations pauvres, vulnérables ou rurales – d’accéder à une gamme complète de produits et services financiers adaptés à leurs besoins, tels que le crédit, l’épargne, l’assurance ou les moyens de paiement.