La convergence des revenus agricoles et non-agricoles : mythe ou réalité ?

Publié le 11 janvier 2021
par Jean-Christophe Debar, consultant et Abdoul Fattath Tapsoba, chargé d’études, FARM
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Au-delà de leur diversité, les stratégies de développement reposent toutes sur le même paradigme, plus ou moins explicite. Elles suivent le modèle observé historiquement dans les pays à haut revenu : accroître la productivité de l’agriculture pour diminuer le prix de l’alimentation et favoriser la migration de la main d’œuvre vers les secteurs où la productivité est plus élevée – l’industrie, puis les services –, dans un contexte d’urbanisation croissante. Dans ce modèle, qui a fait l’objet d’une abondante littérature, la productivité du travail agricole est censée converger vers celle des autres secteurs, ce qui conduit en théorie à une égalisation progressive des revenus agricoles et non-agricoles. Mais cette convergence des productivités s’est-elle effectivement réalisée ? Comment le rapprochement des revenus agricoles et non-agricoles, quand il a eu lieu, a-t-il pu s’accomplir ?

Nous examinons ici l’évolution relative des productivités du travail agricole et non-agricole dans les différentes régions, depuis une vingtaine d’années, et en tirons quelques enseignements pour les politiques publiques dans la perspective d’une réduction des inégalités de revenu, l’un des 17 Objectifs de développement durable des Nations unies[1]. Une option prometteuse, dans les pays du Sud, est le versement d’aides directes aux agriculteurs, à l’instar de ce que font les pays du Nord. Ces aides devraient être liées à de bonnes pratiques environnementales, telles que la restauration de la fertilité des sols ou la baisse de la déforestation.

Les pays pauvres à la traîne

Globalement, dans les pays à revenu élevé et les pays à revenu intermédiaire dits émergents, la productivité du travail, mesurée par le produit intérieur brut (PIB) par actif, a progressé plus rapidement dans l’agriculture[2] que dans les autres secteurs. Les écarts restent cependant considérables, puisque sur la période 2016-18, la productivité du travail agricole ne représentait en moyenne que 38 % de la productivité du travail non-agricole dans les pays à haut revenu et 20 % dans ceux à revenu intermédiaire. Dans les pays à faible revenu, la productivité du travail agricole s’est dégradée en termes relatifs, tombant de 23 % à 22 % de celle obtenue en moyenne dans les autres secteurs de l’économie (tableau 1).

Ces résultats doivent être considérés avec précaution. En effet, une grande partie de la population employée dans l’agriculture n’est pas occupée à temps plein, ce qui tend à minorer, sans doute sensiblement, le PIB réel par actif agricole[3]. On peut cependant faire l’hypothèse que la sous-estimation de la productivité du travail agricole affecte relativement peu les écarts de productivité du travail agricole entre pays, ainsi que l’évolution relative des productivités agricole et non-agricole au sein de chaque pays.

La situation observée dans les pays à faible revenu, où près de 60 % de la population active travaille encore dans l’agriculture, est particulièrement préoccupante. Outre le creusement de l’écart entre les productivités agricole et non-agricole, le PIB par actif agricole, dans ces pays, est en moyenne, en dollars 2010[4], 39 fois inférieur à celui des pays riches et 3,5 fois inférieur à celui des pays émergents. Il en résulte un taux très élevé d’extrême pauvreté (45 % en 2017, probablement en hausse avec la crise de la Covid-19) et une médiocre compétitivité des agriculteurs, sur les marchés d’exportation comme vis-à-vis des productions importées.

Gros écarts sectoriels en Asie du Sud et en Afrique subsaharienne

Les productivités moyennes du travail agricole et non-agricole ont évolué de manière contrastée selon les régions. L’Amérique du Nord cumule à la fois un haut PIB par actif agricole et une forte convergence des productivités agricole et non-agricole, le ratio entre ces dernières atteignant 78 % contre 33 % dans l’Union européenne (55 % en France).

Inversement, en Asie du Sud, le PIB par actif agricole est très faible et a augmenté moins vite, depuis vingt ans, que le PIB par actif non-agricole. Ainsi, en Inde, la productivité du travail agricole avoisine aujourd’hui 1 700 dollars 2010, soit moitié moins qu’en Chine, et équivaut à 20 % de la productivité du travail non-agricole, contre 24 % sur la période 1995-97.

L’Afrique subsaharienne a le plus bas PIB par actif agricole (1 300 dollars 2010). Malgré une amélioration relative, celui-ci ne représente que 17 % du PIB par actif non-agricole (tableau 2).

Sombres perspectives africaines  

Dans de nombreux pays à faible revenu ou émergents, les perspectives de convergence des productivités du travail agricole et non-agricole dans les prochaines décennies sont moroses. Le cas le plus problématique est sans doute celui de l’Afrique subsaharienne, en raison de la forte augmentation de la population rurale projetée dans cette région dans les vingt prochaines années[5].

Si la croissance du PIB par actif agricole et non-agricole, au sud du Sahara, se poursuit au même rythme que celui enregistré entre 1995-97 et 2016-18, soit respectivement + 68 % et + 13 % en dollars constants, la productivité du travail en agriculture à l’horizon 2040 se situera autour de 2 300 dollars 2010, niveau nettement inférieur à celui enregistré aujourd’hui en Chine (3 500 dollars 2010). Elle ne représenterait alors que 25 % de la productivité du travail obtenue en moyenne dans les autres secteurs.

Une accélération substantielle de l’augmentation de la productivité du travail agricole en Afrique subsaharienne se heurte à plusieurs obstacles. Certes, le potentiel de hausse des rendements est énorme : encore faut-il que les paysans aient accès au crédit, aux intrants, aux programmes de vulgarisation et qu’ils soient insérés dans des filières performantes. De plus, beaucoup d’agriculteurs peinent à accroître la surface de leur exploitation, à cause de la pression démographique. On constate au contraire, dans de nombreux pays africains, comme d’ailleurs en Inde, une diminution de la superficie des fermes et de la surface disponible par actif agricole. Dans ces pays, l’agriculture est prise dans le « piège de Lewis », selon l’expression de Bruno Dorin[6] : le modèle de développement des pays à haut revenu, fondé à la fois sur une forte productivité de la terre et la disponibilité d’une surface élevée par actif agricole, n’y est applicable qu’au prix d’un exode rural massif qui viderait les campagnes. Avec toutefois une différence majeure : contrairement à ce qui s’est passé par exemple en Europe depuis le 19ème siècle, une grande partie de la main d’œuvre évincée de ne serait probablement pas absorbée par l’industrie et les services ou par l’émigration. Ajoutons à cela que si la croissance des surfaces cultivées dans les pays industrialisés s’est faite, historiquement, sans souci des impacts environnementaux, leur doublement prévisible en Afrique subsaharienne à l’horizon 2050 fait craindre une réduction continue des forêts et des pâtures, préjudiciable à la biodiversité et au climat[7].

De la productivité au revenu : le cas de la France

La productivité du travail est le principal déterminant du niveau de revenu des agriculteurs, mais elle est loin d’en être la seule composante. Dans toutes les régions du monde, les ménages agricoles – le chef d’exploitation, son conjoint et éventuellement d’autres membres du foyer – tirent une partie de leur revenu d’activités extérieures à la ferme. D’autre part, des transferts monétaires – prestations sociales et concours publics au titre des politiques agricoles – viennent compléter, principalement dans les pays à haut revenu, les revenus d’activité.

L’exemple de la France est édifiant. La pluriactivité des agriculteurs[8] ou de leur ménage[9] est source d’importants revenus et favorise le maintien de l’activité agricole par divers canaux : obtention plus facile de crédit, atténuation de la variabilité des revenus de l’exploitation, etc. Par ailleurs, les concours publics à l’agriculture au titre de la PAC ou des mesures politiques nationales soutiennent massivement le revenu des producteurs français. Selon nos calculs, le montant des paiements directs et autres aides à l’agriculture (réduction de charges sociales, exonérations fiscales…) équivaut en moyenne annuelle, sur la période 2016-2018, à quelque 19 500 dollars par actif agricole, soit près de la moitié de l’écart constaté entre le PIB par actif agricole et le PIB par actif non-agricole[10]. Ces résultats sont sans doute extrapolables, dans leurs grandes lignes, à beaucoup d’autres pays à haut revenu.

Trois leviers pour les politiques publiques au Sud

Les données manquent pour apprécier l’importance de la pluriactivité des agriculteurs dans les pays émergents ou moins avancés. Les situations sont a priori très diverses. Des politiques actives de développement rural, créatrices d’emplois non-agricoles dans les campagnes, permettraient aux paysans soit de maintenir leur activité agricole grâce à l’appoint de revenus extérieurs, soit d’abandonner l’agriculture pour un emploi plus stable et mieux rémunéré.

Le renforcement de la protection sociale en agriculture, visant à la fois à lutter contre la pauvreté, améliorer la santé des populations rurales et soutenir indirectement les investissements agricoles, a été promue vigoureusement par la FAO sous la direction générale de l’ancien ministre brésilien José Graziano da Silva (2012-2019). Malgré la force des arguments avancés[11], il ne semble pas que des progrès significatifs aient été accomplis dans ce domaine.

Enfin, le paiement d’aides directes aux agriculteurs constitue une option prometteuse. C’est la voie choisie dans la plupart des pays à haut revenus et, de manière partielle, dans certains pays émergents comme la Chine. Les outils numériques et la téléphonie mobile rendent faisable ce qui, il y a peu, était encore considéré comme une impossibilité pratique dans les pays à faible revenu : verser de l’argent à des millions d’agriculteurs dont la majorité ne possède pas de compte en banque. Ces aides permettraient de réduire la pauvreté et de diminuer les inégalités de revenu entre villes et campagnes, tout en incitant les agriculteurs à investir pour assurer la sécurité alimentaire. Elles se justifient également pour des raisons environnementales[12] : inciter les paysans à préserver prairies et forêts, stimuler l’adoption de pratiques agroécologiques économiquement efficaces et ayant des impacts positifs sur la santé humaine, la biodiversité et le climat. C’est le tournant que prend, timidement mais résolument, le soutien à l’agriculture en Europe. Il mérite d’être considéré sérieusement dans les régions en développement. L’obstacle budgétaire n’est pas insurmontable : les fonds consacrés aux subventions aux intrants, très critiquées notamment pour leur inefficacité, offrent une marge de manœuvre. N’est-il pas temps de sortir des sentiers battus ?

 

[1] L’ODD 10 prévoit de « réduire les inégalités dans les pays et d’un pays à l’autre ».

[2] L’ « agriculture » comprend ici le secteur agricole proprement dit, ainsi que la pêche, la chasse et la forêt.

[3] Inversement, toutefois, certains agro-entrepreneurs (notamment des fonctionnaires retraités) peuvent ne pas être considérés comme des actifs agricoles alors qu’ils contribuent au PIB agricole.

[4] Un dollar U.S., valeur 2010, vaut 1,19 dollar actuel.

[5] Entre les périodes 1995-97 et 2016-18, le nombre d’actifs agricoles a augmenté de 50 % en Afrique subsaharienne et de 2 % en Asie du Sud et en Amérique latine.

[6] Dorin Bruno, 2021 (à paraître). « Théorie, pratique et enjeux de l’agroécologie en Inde », in Hubert Bernard, Couvet Denis (Dir.), « La transition agroécologique. Quelles perspectives en France ? », Académie d’Agriculture de France, Presses des Mines, Paris.

[7] Jean-Christophe Debar, « Prospective 2050 : forte pression sur les terres en Afrique », Blog FARM, 24 février 2020.

[8] En 2017, 11 % des travailleurs non-salariés de l’agriculture au sens strict (hors sylviculture et exploitation forestière) imposés au régime réel, et environ 20 % de ceux imposés au régime du micro-bénéfice agricole, cumulaient leur activité avec un emploi salarié. Dans l’agriculture au sens large (y compris sylviculture et exploitation forestière), le revenu non salarié moyen d’un monoactif s’élève à 1 510 euros par mois, contre 680 euros pour un pluriactif. Les pluriactifs retirent toutefois près de deux fois plus de revenus de l’ensemble de leurs activités que les monoactifs, soit 2 790 euros par mois en moyenne, dans la mesure où leur activité salariée repré­sente les trois quarts de leur revenu.  Source : « Emploi et revenus des indépendants », Collection Insee Références, édition 2020.

[9] Les revenus non-agricoles représentent 47 % du revenu global des ménages d’agriculteurs ayant une exploitation « moyenne ou grande », selon les critères du RICA (Réseau d’information comptable agricole). Cette part monte à 63 % si l’on prend en compte l’ensemble des ménages agricoles. Source : Piet L., Benoit M., Chatellier V., Dakpo K H., Delame N., Desjeux Y., Dupraz P., Gillot M., Jeanneaux P., Laroche-

Dupraz C., Ridier A., Samson E., Veysset P., Avril P., Beaudouin C., Boukhriss S. (2020). « Hétérogénéité, déterminants et trajectoires du revenu des agriculteurs français ». Rapport du projet Agr’income, ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation.

[10] Ce montant ne comprend pas certaines dépenses publiques qui bénéficient néanmoins aux agriculteurs, comme la recherche agricole, ni le soutien de l’Etat au régime de prestations sociales (retraite, santé, vieillesse, maternité…) des agriculteurs. En 2019, les ressources fiscales affectées à ce régime ont atteint 4,9 milliards d’euros, contre 14,9 milliards pour les concours publics à l’agriculture.

[11] Voir notamment : FAO, 2013. « The interaction between social protection and agriculture. A review of evidence », et FAO, 2015. « The State of Food and Agriculture. Social protection and agriculture: breaking the cycle of rural poverty”.

[12] Dorin B., 2021, op. cit.

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