Agriculture en Ukraine : un an après le début de la guerre, quel bilan pour les céréales ?

Publié le 15 février 2023
par Olia Tayeb Cherif, responsable d’études à la Fondation FARM
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Alors que le conflit s’apprête à entrer dans sa deuxième année, les incertitudes autour de la production et des exportations ukrainiennes de céréales contribuent à déstabiliser les marchés. Quel bilan peut-on tirer des déstockages via le corridor de la mer Noire ? Quelles sont les perspectives à venir pour l’agriculture en Ukraine ? La Fondation FARM fait le point sur la situation.

Un an de guerre en Ukraine : quel bilan pour son agriculture et ses céréales

Agriculture en Ukraine : bilan des récoltes et perspectives 2023

En à peine dix ans, l’Ukraine s’est imposée comme un opérateur incontournable sur les marchés mondiaux du blé et du maïs. Entre les campagnes 2010/11 et 2021/22, la production de maïs a augmenté de 23 % et celle de blé de 9 % en moyenne par an, tandis que les volumes exportés ont explosé au rythme moyen de 40 % et 30 % respectivement par an[1].

Après une mauvaise récolte en 2020/21 à la suite de conditions climatiques peu favorables, les productions ukrainiennes de blé comme de maïs ont atteint des records en 2021/22, atteignant respectivement 33 et 42 millions de tonnes (MT). La vente de cette récolte, de maïs surtout et plus marginalement de blé a été stoppée net par l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février 2022. Pour le blé, la campagne de commercialisation commençant en juillet, environ 80 % de la récolte avait déjà été expédiée fin février 2022. Pour le maïs grain en revanche, la campagne débutant généralement en octobre, les ventes étaient alors moins avancées.

Un des effets de l’invasion russe a été le blocage d’une partie des volumes de la récolte 2021/22 destinés à l’exportation, faisant planer le risque d’une saturation des infrastructures de stockage du pays. Ce risque a été progressivement réduit par les deux initiatives de corridor de sortie des grains du territoire ukrainien. La première initiative est le corridor de solidarité mis en place avec l’appui de l’Union européenne, visant à développer les capacités d’acheminement des grains par voie ferroviaire, routière ou fluviale. La seconde initiative a été la création du corridor sécurisé en mer Noire à la suite de l’accord signé entre la Russie, l’Ukraine, la Turquie et les Nations Unies le 22 juillet 2022, entré en vigueur le 1er août 2022. Après des négociations complexes, l’accord a finalement été reconduit à partir du 19 novembre 2022, pour une durée de 120 jours, repoussant donc à mi-mars l’échéance de reconduction et les éventuelles déstabilisations des marchés que cela occasionnerait.

L’incertitude autour de la reconduction du corridor est doublée d’une deuxième incertitude découlant de l’impact durable du conflit sur la production ukrainienne de grains. Les estimations[2] de l’USDA pour la campagne 2022/23 anticipent une diminution de 27 % des surfaces récoltées, autant en maïs qu’en blé. Compte tenu des hypothèses en termes de rendements, cela aboutirait à une baisse de 36 % de la production de maïs et de blé en fin de campagne (soit – 15 MT en maïs et – 12 MT en blé). Le conflit en lui-même peut rendre des superficies impropres à la culture ou à la récolte, particulièrement pour le blé cultivé à l’Est du pays. Mais le différentiel entre coûts de production et prix intérieurs des céréales influence aussi fortement les surfaces semées. Ainsi une partie des superficies de maïs a été mise à sécher sur pied cet hiver du fait du coût élevé de l’énergie (rendant le séchage non rentable), tandis que des prix intérieurs trop faibles du blé ont dissuadé les producteurs ukrainiens d’augmenter leurs surfaces en blé en compensation des surfaces perdues à l’Est.

Agriculture en Ukraine : bilan des déstockages via le corridor de la mer Noire

Entre le 1er Août 2022 et le 31 janvier 2023, 690 bateaux ont quitté les ports de la mer Noire, chargés au total de 21 millions de tonnes (MT) de produits alimentaires, principalement des céréales et des oléoprotéagineux. Sur cette période, ce sont 10 MT de maïs et 6 MT de blé qui ont quitté les ports ukrainiens[3]. Ces chiffres sont très proches de la différence entre les dernières estimations pré-conflit des exportations ukrainiennes pour la campagne de commercialisation 2021/22[4] et les exportations de grains réellement effectuées en 2021/22.

Pourtant, des stocks de report importants se sont formés à la fin de la campagne[5], indiquant que les deux initiatives de corridor, du côté de l’UE comme de la mer Noire, n’ont pas été suffisantes pour exporter à temps l’ensemble des volumes.

Vers une réorganisation durable des flux de céréales au départ de l’Ukraine ?

Le conflit a fortement rebattu la géographie des marchés ukrainiens pour le blé et le maïs. La perte de l’accès à la mer Noire a conduit dans un premier temps à rediriger les exportations vers les voies terrestres, soit principalement vers l’Union européenne. Entre avril et juillet 2022, 700 000 tonnes de blé et 4,4 MT de maïs ont été exportées d’Ukraine, soit respectivement 20 % et 50 % des volumes moyens exportés sur la même période des trois dernières campagnes[6]. Ces volumes ont transité par les corridors de solidarité qui ont été mis en place par l’Union européenne et dont les capacités sont progressivement montées en puissance.

Entre les mois d’août et novembre 2022, le corridor de la mer Noire a permis l’augmentation des capacités d’exportation ukrainiennes. Sur ces quatre mois, 6,3 MT de blé et 8,4 MT de maïs ont été exportées par l’Ukraine (toutes voies confondues). En blé, cela représente un peu plus de 50 % des volumes moyens exportés sur la même période des trois dernières campagnes, période qui correspond en temps normal au pic des exportations. Alors que l’Union européenne était une destination minoritaire des exportations ukrainiennes de blé d’avant-guerre, elle a représenté 30 % des volumes qui ont transité par le corridor de la mer Noire entre le 1er août et le 31 janvier. La Turquie a également été une destination importante du blé ukrainien, avec près d’un million de tonnes exportées par voie maritime sur la même période. A noter d’ailleurs que la Turquie est un acteur important dans la transformation des produits céréaliers. Il est le premier exportateur mondial de farine et le président turc a rappelé sa détermination à répondre aux besoins des pays africains dépendants des céréales de la mer Noire.[7]

Entre juillet et novembre 2022, la zone Moyen-Orient/Afrique n’a totalisé que 20 % de l’ensemble des exportations de blé, tous corridors confondus, alors qu’elle était destinataire de 51 % des volumes de blé ukrainiens avant-guerre[8]. De même, l’Asie (principalement du Sud et du Sud-Est) n’a reçu que 8 % des volumes de blé ukrainien contre 36 % avant-guerre.

Ainsi, il semble se profiler une régionalisation des exportations ukrainiennes de grains. Les circuits de transport par voie terrestre restent fortement utilisés en complément de la voie maritime et des flux plus complexes se mettent en place. Sur le total des quantités de blé exportées par l’Ukraine entre juillet et novembre 2022, plus d’un quart ont rejoint ses pays frontaliers – Pologne, Roumanie, Hongrie. Une partie de ces volumes a pu être réexportée, notamment depuis la Turquie. Des analyses approfondies doivent être conduites pour suivre les céréales ukrainiennes et connaître leur destination finale.

Alors que la réouverture de la mer Noire n’a permis qu’une reprise très partielle des envois vers l’Asie et l’Afrique/Moyen-Orient, la stabilité de ce nouvel équilibre risque de se voir à nouveau questionnée à la mi-mars lors des négociations autour de la reconduction du corridor. Pour l’heure, l’approvisionnement en blé des grands pays importateurs reste assuré par les provenances concurrentes de l’Ukraine dont la Russie et l’Union européenne. Si les volumes sont globalement au rendez-vous aujourd’hui, les niveaux de prix, encore historiquement élevés, ont un impact lourd et durable sur des économies et des sociétés qui peinent encore à se relever de la pandémie.

Sources  Fondation FARM, d’après Trade Map (douane ukrainienne)

 

[1] Source USDA, bilans alimentaires de l’Ukraine

[2] Dernières estimations de janvier 2023, voir la publication « Grain: World Markets and Trade », datée du 12 janvier 2023.

[3] Source Black Sea Grain Initiative, Joint Coordination Center ; données arrêtées en date du 1er février 2023, sont considérées les dates de départ des navires depuis les ports

[4] USDA, GAIN report, Grain and Feed Quarterly, Ukraine, Kyiv, January 31, 2022

[5] De l’ordre de 5 MT autant en maïs qu’en blé, d’après l’USDA

[6] Source Douane ukrainienne d’après Trade Map

[7] Recep Erdogan et Vladimir Poutine se sont d’ailleurs entendus pour que le blé russe envoyé gratuitement à la Turquie soit transformé avant d’être envoyé vers le continent africain, comme le rappelle l’article de la Tribune La Turquie « déterminée » à transformer le blé russe à destination des marchés africains ». https://afrique.latribune.fr/economie/strategies/2023-01-09/la-turquie-determinee-a-transformer-le-ble-russe-a-destination-des-marches-africains-947204.html

[8] Source douane ukrainienne d’après Trade Map ; la situation avant-guerre correspond aux parts de marché moyennes sur les trois dernières campagnes, de 2019/20 à 2021/22

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