Fatima Driouech (GIEC) : « L’agriculture offre un important potentiel d'atténuation des GES »
Vice-présidente du groupe de travail 1, membre du bureau du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), la chercheuse marocaine nous livre quelques clés de compréhension sur l’important chantier climatique qui se trouve devant nous.
Fondation FARM : À l’heure de la COP27 en Egypte (7-18 novembre), le monde a les yeux tournés vers les questions climatiques. Dans ses différents rapports, le GIEC attire l’attention sur la vulnérabilité du secteur agricole et de l’élevage aux effets du changement climatique avec notamment des risques de pertes de production. Quelles sont les tendances observées aujourd’hui ?
Fatima Driouech : Avec le 6ème rapport d’évaluation du GIEC nous avons une compréhension des bases scientifiques et physiques (rapport du Groupe de travail 1) du changement climatique. Nous avons ainsi dressé le tableau en termes de changements déjà enregistrés dans le système climatique, leurs causes humaines et les futurs changements auxquels il faudra s’attendre selon les trajectoires empruntées dans le futur et le niveau de réchauffement global (1.5°C, 2°C ou plus).
Nous sommes dans un monde où les changements climatiques ont déjà commencé à se manifester. Ils sont généralisés, rapides, s’intensifient, ont provoqué des impacts et des perturbations dangereuses dans la nature. Ils affectent la vie de milliards de personnes, en dépit des efforts d’adaptation qui restent, en effet, insuffisants.
Le changement climatique a réduit la sécurité alimentaire et hydrique, entravant les efforts pour atteindre les Objectifs de développement durable (ODD). Des impacts négatifs croissants sont observés à l’échelle globale et au niveau de plusieurs régions comme l’Afrique, la région méditerranéenne, l’Australie, l’Amérique du Sud et Centrale. Le changement climatique a ralenti la croissance agricole à l’échelle mondiale au cours des 50 dernières années. Des dommages économiques régionaux ont été également détectés dans ce secteur malgré certains effets économiques positifs identifiés dans les régions qui ont bénéficié d’une demande énergétique plus faible ainsi que d’avantages comparatifs sur les marchés agricoles. De façon générale, la réduction de la productivité agricole a impacté les moyens individuels de subsistance.
FF : Dans son 6ème rapport d’évaluation, le GIEC est revenu sur les changements de rendements projetés en fonction des différents scénarios, pouvez-vous détailler sur certaines productions végétales ?
F.D : C’est le groupe de travail 2 qui a produit des analyses à ce sujet. Ce groupe de travail évalue les impacts du changement climatique en examinant les écosystèmes, la biodiversité et les communautés humaines aux niveaux mondial et régional et passe également en revue les vulnérabilités ainsi que les capacités et les limites des systèmes humains et naturels à s’adapter au changement climatique. L’analyse de la littérature effectuée par les membres du GIEC montre que l’impact du changement climatique projeté sur le rendement des cultures, sans adaptation, est généralement négatif, même avec les effets de fertilisation du CO2. L’effet médian global par décennie étant de -2,3 % pour le maïs, -3,3 % pour le soja, -0,7 % pour le riz et −1,3 % pour le blé. Une très grande vulnérabilité de l’agriculture pluviale, qui est très majoritairement pratiquée dans les pays en développement et pilier de la sécurité alimentaire, est aussi clairement visible. Les zones actuelles de culture et d’élevage deviendront de plus en plus inadaptées au climat dans un scénario à fortes émissions (par exemple, 10 % des zones propices ne le seront plus d’ici 2050, plus de 30 % d’ici 2100 sous SSP-8.5 (ndlr : le scénario extrême) contre moins de 8 % d’ici 2100 sous SSP1-2.6 (ndlr : un scénario à faible émissions)). Cela rappelle encore l’importance et la nécessité de l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre[1].
Soulignons également que l’adaptation permettra de réduire les risques liés au changement climatique en agriculture, mais sans pour autant les éliminer définitivement. Les options de gestion des cultures actuellement disponibles ont le potentiel de compenser les pertes de production agricole mondiale dues au changement climatique jusqu’à un réchauffement d’environ 2°C, mais les impacts négatifs, même avec l’adaptation, augmenteront considérablement à partir du milieu du siècle dans les scénarios de changement élevé de température.
Source : IPCC, 2022: Climate Change 2022: Impacts, Adaptation, and Vulnerability. Contribution of Working Group II to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change [H.-O. Pörtner, D.C. Roberts, M. Tignor, E.S. Poloczanska, K. Mintenbeck, A. Alegría, M. Craig, S. Langsdorf, S. Löschke, V. Möller, A. Okem, B. Rama (eds.)]. Cambridge University Press. Cambridge University Press, Cambridge, UK and New York, NY, USA, 3056 pp.
FF : Quel est aujourd’hui l’état des connaissances sur les impacts du changement climatique sur les océans et les mers et les risques socioéconomiques que cela peut entraîner pour les producteurs et les populations ?
F.D : Les moyens de subsistance de 10 à 12 % de la population mondiale dépendent de la pêche et de l’aquaculture. L’état des ressources halieutiques marines n’ont cessé de décliner ces dernières décennies et la proportion de stocks de poissons à des niveaux d’exploitation biologiquement non durables est passée de 10 % en 1974 à 34,2 % en 2017. Les systèmes océaniques sont déjà et seront confrontés à des impacts importants du changement climatique à travers la hausse des températures de l’eau des mers, les vagues de chaleur marine, le changement de salinité, l’acidification, etc. Toutes ces nouvelles conditions physiques, chimiques et biologiques affectent la physiologie, la distribution et l’écologie des organismes marins, avec un changement global de la biomasse et de la composition des espèces affectant la structure et la fonction de l’écosystème.
FF : Dans la perspective de la COP 27, des scientifiques se sont exprimés au sujet des risques liés à l’inaction, notamment pour les pays en développement, et en particulier en Afrique. Quel est l’état des risques climatiques qui pèsent sur l’Afrique et quelles sont les solutions d’adaptation ?
F.D : Malgré ses faibles émissions, le continent africain fait partie des régions les plus impactées par le changement climatique. En particulier, elle fait partie des régions où les changements projetés de stress thermique (de chaleur) intense sont très importants, où le changement prévu des sécheresses est le plus fort, où le changement projeté de l’élévation extrême du niveau de la mer est très fort aussi. Plusieurs secteurs clés du développement ont déjà subi des pertes et des dommages considérables attribuables au changement climatique anthropique, notamment la perte de biodiversité, les pénuries d’eau, la réduction de la production alimentaire, les pertes de vies humaines et la réduction de la croissance économique.
En termes futurs et en supposant une adaptation localisée et progressive (entre un réchauffement global de 1.5°C et 2°C), les impacts devraient devenir généralisés et graves pour la réduction de la production alimentaire, la réduction de la croissance économique, l’augmentation des inégalités et de la pauvreté, la perte de biodiversité, l’augmentation de la morbidité et de la mortalité humaines.
L’adaptation en Afrique présente de multiples avantages, et la plupart des options d’adaptation évaluées ont une certaine efficacité pour réduire les risques de réchauffement climatique actuel. On peut citer à titre d’exemple le renforcement et l’adaptation de l’infrastructure de l’eau, l’investissement financier pour l’agriculture durable, l’irrigation des cultures et l’ajustement des périodes de plantation. L’amélioration de la conservation des sols et de l’eau, l’amélioration de la productivité agricole et de la résilience à la sécheresse sont des exemples d’avantages de l’adaptation en agriculture. Cependant, l’efficacité des options d’adaptations actuelles aux niveaux de réchauffements futurs est largement inconnue pour le continent. Ceci montre, une fois de plus, l’importance et la nécessité de l’atténuation.
FF : L’agriculture est à la fois responsable d’une partie des émissions de GES, elle est aussi victime de ses conséquences. Ne peut-elle pas aussi être partie de la solution en offrant des possibilités d’atténuation ?
F.D : Même s’il ne peut compenser les réductions d’émissions retardées dans d’autres secteurs, le secteur « agriculture, agroforesterie et usage des terres » (AFOLU) offre un important potentiel d’atténuation à court terme à un coût relativement faible et peut fournir 20 à 30 % de la réduction des émissions de 2050 décrite dans les scénarios limitant le réchauffement à 2 °C ou moins. Les mesures d’atténuation se basant sur les forêts et autres systèmes naturels offrent le plus grand ratio du potentiel de réduction des GES dans ce domaine d’ici 2050. L’agriculture et les mesures axées sur la demande viennent juste après.
Le déploiement de mesures d’atténuation basées sur les terres peut offrir des co-bénéfices, mais il existe également des risques et des compromis liés à une gestion inappropriée des terres. Ces risques peuvent être mieux gérés si l’atténuation du secteur AFOLU tient compte des besoins et perspectives des différentes parties prenantes. La planification et gestion des terres basées sur des données et informations actualisées et tenant compte du changement climatique actuel et futur sont de nature à faciliter les processus d’arbitrage tout en maximisant les bénéfices et réduisant les compromis. Les réponses intégrées qui contribuent à l’atténuation, à l’adaptation et à d’autres défis fonciers auront une plus grande probabilité de réussir.
[1] Voir à ce sujet le rapport du Groupe de Travail 3 qui fournit une évaluation mondiale actualisée des progrès et des engagements en matière d’atténuation du changement climatique, et examine les sources d’émissions mondiales.