Covid-19, la sécurité alimentaire mondiale et la PAC
Avec la pandémie due au coronavirus resurgissent les inquiétudes sur la sécurité alimentaire mondiale. Comme l’indique une note récente du Groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition (HLPE), « la crise du COVID-19 entraîne une instabilité des marchés alimentaires locaux et mondiaux, ce qui perturbe l’approvisionnement et la disponibilité des denrées alimentaires ». Cette instabilité résulte des chocs qui affectent l’offre et la demande de nourriture, et touche en particulier les plus pauvres. Et le HLPE d’émettre une série de recommandations aux pouvoirs publics, dont celle-ci : « Les gouvernements nationaux devraient aider les communautés et les citoyens locaux à accroître la production alimentaire locale (y compris les jardins familiaux et communautaires) par des mesures de relance appropriées (financières et en nature) afin de renforcer la résilience alimentaire, de réduire au minimum le gaspillage de nourriture et d’éviter les achats excessifs pour garantir un accès équitable à la nourriture à tous. »
Nul doute qu’accroître la production agricole locale, y compris pour l’autoconsommation et via l’agriculture urbaine, peut renforcer la sécurité alimentaire, même si le facteur majeur en la matière est celui de l’accès à la nourriture grâce à des revenus suffisants. L’enjeu est particulièrement prégnant dans les pays les moins avancés, dont une part importante de la population, généralement la plus pauvre, travaille dans les champs. Mais on sait aussi que la recherche de l’autosuffisance alimentaire se heurte à plusieurs obstacles, à commencer par l’expansion démographique, qui rendent souvent indispensable le recours aux importations. L’étude prospective réalisée par l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), à la demande de l’association Pluriagri, anticipe ainsi une forte hausse des importations alimentaires de l’Afrique subsaharienne à l’horizon 2050, même si celle-ci parvient à tripler sa production agricole par rapport à 2010[1].
Les échanges contribuent donc de manière cruciale à la sécurité alimentaire de la planète. Le défi pour les Etats est de trouver le bon équilibre entre le développement de leur propre production agricole et l’ouverture au commerce. Mais il est aussi de faire en sorte que leur agriculture, quand elle le peut, et dans des conditions qui ne faussent pas indûment la concurrence, puisse répondre à la demande internationale et exporter des denrées vers les pays qui sont incapables d’en produire à hauteur de leurs besoins. Or il y a lieu de s’inquiéter sur l’évolution potentielle des échanges agricoles à moyen terme.
L’étude prospective de l’INRAE montre en effet que d’ici à 2050, la concentration des exportations agricoles mondiales pourrait encore s’accentuer. Elle bénéficierait essentiellement à un petit nombre de pays ou de régions, où le changement climatique aurait un impact positif sur l’agriculture et qui pourraient ainsi augmenter leurs surfaces cultivées, de même que les rendements des cultures. Les principaux gagnants de cette évolution seraient l’ex-URSS et l’Amérique du Nord, loin devant l’Europe (tableau).
En d’autres termes, dans les prochaines décennies, les principales régions importatrices de produits alimentaires, à savoir l’Asie et l’Afrique, risquent de devenir de plus en plus dépendantes d’une poignée de pays exportateurs. Elles seraient dès lors particulièrement vulnérables aux chocs sanitaires susceptibles d’affecter ces pays, du fait par exemple d’une bactérie ou d’un virus dangereux pour l’homme qui bouleverserait comme aujourd’hui les chaînes d’approvisionnement alimentaire, ou à cause d’une maladie des cultures ou du bétail qui amputerait sensiblement leur potentiel de production agricole. A cela s’ajoute la crainte de la pénurie, qui incite au repli sur soi.
Déjà, la Russie a arrêté d’exporter des céréales transformées ; le Kazakhstan a suspendu les livraisons de farine, de sucre, d’huile de tournesol et de certains légumes ; le Vietnam a restreint les ventes de riz à l’étranger… D’autres embargos, comparables à ceux instaurés durant la crise de 2007-08, sont probables si la crise se prolonge, bien que le niveau actuel des stocks de grains, considéré globalement, soit loin d’être alarmant.
On mesure, à cette aune, l’enjeu de l’évolution de l’agriculture européenne à moyen terme. Celle-ci dépend notamment de l’orientation de la nouvelle réforme de la politique agricole commune (PAC) initialement prévue pour la période 2021-2027, mais dont la mise en œuvre est retardée à cause notamment d’une absence d’accord sur le budget communautaire.
Or c’est peu dire que la PAC est sous le feu de la mitraille[2]. Accusée le 8 mars par 3 600 scientifiques d’une soixantaine de pays[3] de financer des pratiques « qui détruisent la biodiversité à grande échelle, en contribuant au changement climatique et à la dégradation des sols et des terres », et de favoriser en outre les grandes exploitations, elle subit depuis longtemps les attaques d’une fraction croissante de la société civile et de la classe politique. Qui oublie que la PAC assure la sécurité alimentaire de l’Europe et semble vouloir lui asséner, au gré d’une interprétation partiale du Pacte vert[4], un coup fatal.
Et pourtant.
La réforme de la politique agricole commune serait vraiment néfaste si, sous couvert de répondre aux enjeux climatiques et environnementaux – évidemment bien réels –, elle aboutissait à diminuer, comme certains le souhaitent, la production agricole de l’Europe. D’une part, le retrait européen des marchés d’exportation réduirait la diversité des sources d’approvisionnement et fragiliserait la sécurité alimentaire des pays acheteurs – d’autant plus que l’Europe elle-même devrait importer davantage[5]. D’autre part, il accentuerait l’expansion des terres cultivées dans les autres régions, en particulier en Afrique[6], aggravant ainsi le recul des forêts et de la biodiversité, tout en accroissant les émissions de gaz à effet de serre[7]. Ainsi, le renoncement de l’Europe à jouer un rôle sur la scène agricole mondiale ne ferait que déplacer la crise écologique, sans la résoudre.
Partout sur la planète, une transition agroécologique de l’agriculture s’impose pour relever les défis dus au dérèglement climatique et à la dégradation de l’environnement. Elle implique des remises en cause, voire des ruptures dans les pratiques agricoles et l’action publique. Mais elle ne peut se faire au détriment de la sécurité alimentaire, locale et globale. Or ces trois défis sont étroitement liés. Ils appellent une réponse équilibrée, un arbitrage politique pour forger un compromis acceptable. En tenant compte – on l’omet trop souvent – des conséquences sur les revenus des agriculteurs.
[1] Etude disponible sur le site https://www.inrae.fr/actualites/agricultures-europeennes-horizon-2050
[2] Thierry Pouch, « Au revoir la PAC… Tu n’es plus la bienvenue en Europe », Lettre économique, Assemblée permanente des Chambres d’agriculture, No 402, mars 2020.
[3] https://usbeketrica.com/article/3600-scientifiques-appellent-reforme-pac-ambitieuse-climat-ecologie
[4] Le Pacte vert, présenté par la Commission européenne en décembre 2019, se veut une « nouvelle stratégie de croissance » plus écologique et plus inclusive, visant notamment à faire de l’Europe le premier continent neutre en carbone d’ici à 2050. Il est censé définir la feuille de route de l’ensemble des politiques communautaires, dont la PAC.
[5] Dans l’étude de l’INRAE, la hausse des exportations agricoles de l’Europe (échanges intracommunautaires inclus) entre 2010 et 2050, exprimée en calories alimentaires, représente, selon les scénarios, 20 à 27 % de la hausse des exportations agricoles mondiales projetée pendant cette période.
[6] Selon l’étude prospective de l’INRAE, l’augmentation des surfaces cultivées en Afrique subsaharienne, d’ici à 2050, pourrait varier de 75 à 264 millions d’hectares, en fonction des scénarios, alors que d’après certaines estimations, les disponibilités de terres encore réellement inexploitées et susceptibles de l’être dans des conditions soutenables pour l’environnement seraient approximativement de l’ordre de 50 millions d’hectares (blog FARM du 24 février 2020, https://fondation-farm.org/prospective-2050-forte-pression-sur-les-terres-en-afrique/). L’INRAE montre comment que les exportations agricoles européennes pourraient alléger les tensions foncières en Afrique.
[7] Selon les chercheurs, c’est dans les zones tropicales en développement, en Afrique, en Amérique latine et en Asie, que la biodiversité pâtirait le plus de l’augmentation des surfaces cultivées et de l’intensification de l’agriculture (Zabel F. et al., « Global impacts of future cropland expansion and intensification on agricultural markets and biodiversity », Nat Comm 10, 2844(2019)). Mais l’expansion de l’agriculture dans les régions boréales, en particulier au nord du Canada et de la Russie, grâce au réchauffement climatique, entraînerait également une hausse massive des émissions de gaz à effet de serre (Hannah L. et al. (2020). « The environmental impacts of climate-driven agricultural frontiers ». PLoS ONE 15(2): e0228305).