Les bio-intrants et micro-organismes, des alternatives aux pesticides en Amérique du Sud ?
L’Amérique du Sud fournit 15 % des produits agricoles mondiaux. Canne à sucre, maïs et soja constituent 80 % de la production locale et sont principalement destinés à l’export vers l’Europe, l’Asie et l’Amérique du Nord. Dans les grandes fermes, les pesticides issus de la chimie sont largement employés, à des niveaux parmi les plus élevés au monde. La Fondation FARM a interrogé deux chercheurs experts du sujet afin de comprendre les trajectoires envisagées pour réduire l’usage de pesticides dans ces pays.
- Décio Karam est chercheur à l’EMBRAPA (Institut fédéral brésilien de recherche agricole, rattaché au ministère de l’Agriculture), spécialiste de la lutte contre les mauvaises herbes dans les cultures de maïs et sorgho. Il a la charge du portefeuille de projets de l’EMBRAPA intitulé « gestion intégrée des produits agrochimiques », qui a pour objectif de rationaliser l’utilisation et minimiser les impacts de ces produits dans les différents agro-écosystèmes brésiliens.
- Frédéric Goulet est chercheur au CIRAD (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement, France), il est basé au Mexique, après plusieurs années passées au Brésil. Ses recherches portent notamment sur l’émergence des technologies de bio-intrants dans l’agriculture, les transformations de la recherche agricole en réponse aux défis sociétaux, ainsi que la production et le partage des connaissances entre les agriculteurs[1].
L’Amérique du Sud concentre les usages les plus importants de pesticides chimiques. Qu’est-ce qui explique cette tendance ?
Decio Karam (EMBRAPA) : Au Brésil coexistent des systèmes agraires très différents, entre les grandes cultures (soja, maïs, coton, etc.) qui sont produites sur de grandes surfaces et les autres productions agricoles. Notre climat permet une grande diversité de cultures et même plusieurs cultures la même année. C’est le cas aussi pour les mauvaises herbes : elles peuvent réaliser plusieurs cycles de reproduction la même année, germer et ré-infester le champ cultivé très rapidement.
Il en est de même pour les insectes et les microorganismes. Les conditions de température et d’humidité leur permettent d’avoir plusieurs cycles de développement la même année. Cela conduit les agriculteurs à une utilisation fréquente de produits de traitement dans leurs champs. La croissance de l’utilisation des pesticides va de pair avec l’expansion du système agricole basé sur le soja et le maïs qui s’est très fortement développé depuis les années 1990. Il est d’ailleurs très difficile d’imaginer de produire aujourd’hui du maïs ou du soja sans pesticides.
L’intensification explique, selon moi, la croissance de l’utilisation des pesticides. Les agriculteurs réalisent presque systématiquement deux récoltes sur la même surface la même année : une première récolte de soja ou de maïs, puis une deuxième récolte de maïs. La quantité d’intrants par unité de surface augmente en conséquence.
Mais les choses changent, notamment pour lutter contre les insectes ravageurs, puisque les agriculteurs utilisent de plus en plus de produits de biocontrôle.
Frédéric Goulet (CIRAD) : A l’échelle de l’Amérique du Sud, il y a des diversités entre pays et entre cultures. Tous ne partagent pas le même modèle agricole. Il faut distinguer les pays andins et les pays de ce que j’appellerai le bassin soja (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay). Les cultures les plus consommatrices de pesticides sont effectivement les grandes cultures (maïs, soja), mais également l’arboriculture. Le boom du soja depuis le milieu des années 1990 a fait augmenter l’utilisation de pesticides : il s’agissait – et c’est toujours le cas – de produire à bas coût, sur de très grandes surfaces, du soja destiné à l’export. C’est un modèle agricole très technique, très consommateur d’intrants chimiques. La volonté de réduction d’utilisation des intrants était quasi absente jusqu’à récemment, l’enjeu était au contraire d’améliorer les conditions logistiques pour y avoir accès.
Plus récemment, on observe un renversement, motivé par la hausse du coût des engrais et par les normes de résidus de produits chimiques imposés par les clients importateurs de l’Union européenne et des Etats-Unis. Les politiques commerciales sont un moteur de transformation efficace sur le terrain, bien plus que la mobilisation ou la pression sociale pour la réduction des pesticides chimiques qui ont finalement un pouvoir très relatif face aux lobbies agroindustriels, notamment au Brésil.
Quelles stratégies alternatives aux pesticides vous paraissent les plus pertinentes ?
Decio Karam : Au sein de l’EMBRAPA, nous avons développé un programme « Rational Pesticides Management », qui étudie les conséquences des usages de pesticides chimiques. Nous proposons des alternatives pour en réduire l’utilisation.
Pour cela, nous identifions 3 axes de travail. Le premier est l’utilisation de méthodes de contrôle biologique des insectes. Ces produits, communément appelés biocontrôle, sont de plus en plus utilisés en substitution aux insecticides chimiques. C’est le cas par exemple dans la grande majorité des plantations de canne à sucre[2].
Le deuxième est l’utilisation de couverts végétaux entre chaque culture successive. Ils sont surtout utilisés pour protéger les sols, retenir l’humidité. Nous constatons qu’ils ont également un bénéfice positif sur la santé des cultures (les plantes sont plus résistantes) tout en régulant la présence des ravageurs. Par exemple, dans la région du Cerrado (Brésil), les agriculteurs font pousser des Brachiaria (une plante herbacée qui donne un pâturage intéressant) avant de semer du soja.
Enfin, il y a l’innovation génétique et les semences. Nous investissons dans ces biotechnologies, en collaboration avec des acteurs privés.
Frédéric Goulet : Le Brésil et l’Argentine ont en effet mis en place ces dernières années des politiques agricoles qui visent explicitement à promouvoir les « bio-intrants » comme alternatives aux produits chimiques. Cette famille de produits regroupe des produits de biocontrôle et des biofertilisants. Une grande majorité des pays de la région a également mis en place des programmes nationaux, des projets législatifs, des appuis à la recherche ou des soutiens à l’industrie pour développer ce secteur. C’est un vrai tournant, très prometteur, qui s’est opéré il y a une dizaine d’année vers l’utilisation de microorganismes (bactéries, champignons et non plus seulement insectes) comme bio-intrants. On est loin de l’image de l’élevage d’insectes que l’on peut avoir en Europe car il s’agit ici de biotechnologies.
L’usage d’intrants d’origine biologique est une pratique ancestrale. La diffusion de ces technologies aux agriculteurs a pris un essor considérable ces dernières années, notamment grâce aux entrepreneurs privés qui ont investi dans les innovations issues de la recherche publique. De plus, ce qui est intéressant avec les microorganismes, c’est qu’à la différence des produits de synthèse, les agriculteurs peuvent les produire eux-mêmes à la ferme. Il n’est pas rare de voir de grandes exploitations agricoles qui ont installé des unités de production et de multiplication de microorganismes. Une économie de service s’est créée : fourniture de l’installation clé en main, des souches de bactéries, des milieux de cultures, de conseil, etc. Un réseau de producteurs s’est d’ailleurs structuré à l’échelle fédérale, le GAAS (Groupe associé pour l’agriculture durable). Les agriculteurs s’en emparent et partagent leur expérience, c’est un secteur en pleine ébullition.
Les bactéries utilisées fonctionnent à la fois sur les fonctions de fertilisation et de protection des plantes. Des producteurs de maïs au Brésil évoquent avoir diminué de moitié l’utilisation d’insecticides chimiques. Techniquement, ça marche et économiquement c’est très intéressant. Donc, c’est une voie qui permet aux producteurs de résoudre l’équation entre la réduction des produits phytosanitaires et la performance économique.
L’argument économique de la production à la ferme de microorganismes – moins onéreuse que l’achat de produits prêts à l’emploi – fait adhérer les producteurs. Ils considèrent les bio-intrants comme des alternatives moins onéreuses que les engrais et pesticides chimiques, sans pour autant remettre en cause leur système de production. Mais en parallèle, sensibilisés par des conseillers spécialisés ou des firmes d’intrants biologiques, ils comprennent que le raisonnement agronomique doit être différent, qu’ils ont intérêt à allonger les cycles de rotation des cultures et à diversifier les variétés qu’ils emploient. L’utilisation d’une nouvelle famille de technologies, les bio-intrants, est une porte d’entrée vers une réflexion plus large au niveau du système de production. Mais les bio-intrants ne se substituent pas totalement aux pesticides, la chimie reste un pilier d’un modèle agro-exportateur qui n’est donc pas remis en cause pour le moment.
Quels sont les obstacles et les leviers à activer pour diffuser plus largement des pratiques agricoles moins utilisatrices de pesticides chimiques ?
Decio Karam : En premier lieu, il y a un réel déficit d’information, de formation et de conseil auprès des petits producteurs sur le sujet des pesticides, particulièrement dans les filières vivrières de fruits et légumes. Ces agriculteurs, dont les fermes ont des tailles très modestes, sont les parents pauvres de la politique agricole, de ses soutiens et de ses réglementations. Ils ne bénéficient pas des subventions allouées aux filières majeures comme les grandes cultures (maïs et soja). Ils n’ont pas non plus accès aux équipements de protection et aux formations sur la bonne utilisation des produits chimiques. Les risques de contamination sont élevés.
Ensuite, il faut savoir qu’au Brésil, le processus d’autorisation des nouveaux produits est en train de changer. Les décisions d’homologation étaient jusque-là partagées entre les ministères de l’Agriculture, de la Santé et de l’Environnement et le processus durait 10 à 20 ans. La nouvelle loi va accélérer le processus d’homologation des nouveaux pesticides avec un délai maximal de 2 ans. Les liens entre le Parlement et les grands agriculteurs sont désormais plus étroits.
Frédéric Goulet : Concernant les grandes cultures, soyons clairs, c’est toujours la logique de la rentabilité économique qui prime, avant la question de la durabilité environnementale. Au Brésil, en Argentine et au Mexique plus récemment, le contexte est cependant porteur pour l’innovation dans les grandes cultures d’exportation. Le monde agricole y est extrêmement innovant, très technologisé et indexé sur la compétition internationale. Les bio-intrants profitent dans ce contexte d’un alignement favorable entre l’écosystème d’innovation scientifique, le secteur économique et politique. Cela en fait une voie d’avenir pour réduire la dépendance aux intrants chimiques, fertilisants et pesticides.
Le soja, les céréales, les agrumes et le café sont des filières qui évoluent, motivées par les normes relatives aux résidus de pesticides imposés par les clients importateurs. Du coté des petits producteurs et de l’agriculture familiale, le panorama est un peu différent. Ils sont parfois convaincus depuis longtemps par l’usage d’intrants naturels et de microorganismes. Au Brésil le gouvernement Lula envisage d’ailleurs un programme de soutien pour faciliter l’installation de petites unités de fabrication de bio-intrants dans les petites fermes familiales, comme c’est le cas déjà au Mexique et dans d’autres pays.
C’est quand même un succès de constater que les solutions techniques proposées par la recherche sont adoptées par le terrain et soutenues au niveau politique. Mais un tel engouement pour la production de microorganismes à la ferme n’est pas sans risques. Les scientifiques mettent en avant le risque biologique lié à la multiplication de microorganismes indésirables et à la dissémination des bactéries résistantes. Comment réglementer et contrôler à l’échelle d’un pays comme le Brésil ? Avant tout, il faut former les agriculteurs, les techniciens et les conseillers sur l’usage des microorganismes. Des politiques publiques sont également nécessaires pour accompagner leur développement et leur utilisation.
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A travers l’initiative Pretag (Pesticide Reduction for Tropical Agricultures), la Fondation FARM s’engage aux côtés d’Agropolis Fondation afin de soutenir la production de connaissances et de solutions pour la réduction des pesticides dans les agricultures du Sud global.
Coordonnée par le CIRAD, cette initiative a l’ambition de construire, avec différents acteurs privés et publics, des trajectoires de réduction effective de l’utilisation des pesticides chimiques, en s’appuyant notamment sur des plateformes multiacteurs dans les filières :
- maraichage en Afrique de l’Ouest,
- riz en Asie (Cambodge),
- café en Amérique Centrale,
- cacao en Afrique de l’Ouest et Centrale
- banane « export » dans les Antilles, en Afrique et en Amérique Centrale.
[1] Goulet F., 2021. Intrants biologiques et politiques agricoles en Amérique du Sud : entre ruptures et continuités. Montpellier, Cirad, Perspective 55. https://doi.org/10.19182/perspective/36381
[2] Postali Parra, J. R., & Coelho, A. (2019). Applied Biological Control in Brazil: From Laboratory Assays to Field Application. Journal of insect science (Online), 19(2), 5. https://doi.org/10.1093/jisesa/iey112
Un commentaire sur “Les bio-intrants et micro-organismes, des alternatives aux pesticides en Amérique du Sud ?”
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Bonjour, je suis autant que possible les travaux du CIRAD qui apporte une connaissance pertinente sur l’agriculture ACP mais lors du dernier salon de l’agriculture, j’y ai trouvé un CIRAD plus docile que celui que j’avais adoré en 2010 lors d’une passe d’armes avec l’INRA quand le CIRAD avait présenté sa magnifique plaquette intitulée “La nature comme modèle”. Cette année 2024, l’exposé sur la Grande Muraille Verte était devenu aussi technocratique qu’un exposé de l’INRA. Pour moi, cela est un symptôme de la perte d’indépendance intellectuelle et scientifique dans les recherches menées par l’institut. Il faut débattre avec les “anciens” du CIRAD pour retrouver cette liberté et surtout une ouverture d’esprit prête à accueillir une découverte venant de l’extérieur ! En effet, s’il y avait une volonté d’apporter des solutions qui ne viennent pas exclusivement de la recherche officielle subventionnée, les solutions seraient déjà en place pour résoudre les problèmes d’actualité : nous disposons d’une technologie pour réduire l’utilisation des produits phytosanitaires de 50 % immédiatement, ça fait plus de 10 ans que des agriculteurs utilisent cette technologie avec succès et sans réduire la protection de leurs cultures, il en est de même pour les économies d’eau d’irrigation avec une technologie qui permet de réduire immédiatement les besoins de 30 %, il en est de même avec les fertilisants avec une technologie qui permet de réduire le coût de 50 % sans les effets négatifs des engrais conventionnels, il en est de même avec une solution pour traiter le HLB qui cause la mort des orangeraies (3 mois suffisent pour les remettre en production). Les solutions sont là, efficientes mais, il est vrai, en conflit d’intérêts avec des industriels qui ont du mal à s’effacer du paysage agricole et avec certains scientifiques qui ne souhaitent pas qu’on marche sur leur privilèges… L’agriculture du futur est déjà là et les hommes du passé devront laisser leur place à ceux qui ont des solutions 100 % compatibles avec l’intitulé “La Nature comme modèle”… retour à la Vie tout simplement…