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L’assistance alimentaire vue par les Etats-Unis : quand l’agriculture se fait ambassadrice

Publié le 25 avril 2023
par Marine Raffray, économiste à Chambres d’agriculture France
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La guerre en Ukraine, les perturbations des échanges mondiaux et la flambée des prix agricoles, sont autant de révélateurs de la dimension géopolitique de l’alimentation. Si la place actuelle de la Russie dans les échanges agricoles mondiaux lui permet de créer des liens avec des nations importatrices, un autre pays a su manier le levier des exportations agricoles : les Etats-Unis, en construisant la politique d’assistance alimentaire internationale la plus puissante au monde.

Zoom sur l’assistance alimentaire américaine
Zoom sur l’assistance alimentaire américaine

Un outil au service de la vision américaine de l’ordre mondial

Les deux guerres mondiales constituent des événements déterminants dans la prise de conscience des Etats-Unis du rôle politique de l’alimentation. En 1914, alors que l’Europe fait face aux pénuries alimentaires, les Etats-Unis décident d’acheminer des productions américaines vers le Vieux Continent pour aider les Alliés à tenir. Cet approvisionnement, financé par les gouvernements alliés, continuera une fois l’Armistice signée, devant la crainte d’une propagation du communisme dans l’Europe ravagée.

Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, la situation économique désastreuse de l’Europe convainc une nouvelle fois les Etats-Unis de la nécessité d’intervenir. Les motivations sont à la fois géopolitiques – Washington craignant que la pauvreté ne mène à des révolutions et à la montée du communisme – et économiques, afin de préserver le débouché historique des surplus agricoles américains que représente l’Europe. En effet, la politique agricole instaurée en 1933 sous la présidence de F.D. Roosevelt, qui repose sur des prix garantis et un stockage public assuré par la Commodity Credit Cooperation (CCC), a permis d’accroître les volumes et les excédents menacent de déstabiliser le secteur agricole. Le Plan Marshall (1948-1951) va ainsi contribuer à desserrer la pression sur les marchés : 70 % des fonds attribués au Royaume-Uni, à la France, l’Italie, et à l’Allemagne de l’Ouest, vont être utilisés par ces Etats pour acquérir des denrées et du machinisme agricole américains[1].

 

En 1949, alors que la relance de l’agriculture européenne montre ses premiers résultats, les Etats-Unis se voient de nouveau confrontés à des difficultés pour écouler leurs excédents. Il faut créer de nouveaux débouchés, et cela passera par le renforcement et la pérennisation des dons alimentaires vers les pays tiers avec la mise en place du programme dit Section 416(b), qui repose sur la mobilisation des stocks publics de la CCC pour équilibrer les marchés agricoles et soutenir les farmers.

Le programme Food for Peace

La réforme du Farm Bill de 1954 va faire monter en puissance l’orientation exportatrice de la politique agricole avec l’introduction de la Public Law 480 (PL 480), aussi connue à partir de 1966 sous le nom de Food for Peace Act (FFPA). Entre 1955 et 1969, les exportations réalisées sous la PL 480 et la Section 416(b) représentaient en moyenne 1,2 milliards de dollars par an, soit près du quart des exportations américaines.

Le FFPA est composé de quatre titres qui couvrent des programmes au fonctionnement différent :

  • le titre I, principal programme entre les années 1955 et 1989, consistait en la vente à crédit de productions agricoles américaines aux gouvernements ou entités privées sous forme de crédits long terme à taux d’intérêt en-dessous de ceux du marché, à des fins de revente dans le pays bénéficiaire. L’Inde, le Pakistan ou l’Indonésie furent parmi les principaux pays destinataires, notamment pendant la Guerre froide, les Etats-Unis les identifiant comme des pays critiques à soutenir pour éviter une bascule dans les camps soviétiques ou chinois[2].

Principaux pays bénéficiaires du titre I

  • Le titre II, devenu le principal programme à partir des années 1990, consiste en des dons de denrées américaines à des fins d’urgence ou d’assistance alimentaire. Dans ce second cas, les bénéficiaires (ONG, coopératives, organisations intergouvernementales comme le Programme alimentaire mondial[3]) peuvent procéder à des distributions directes, ou revendre les denrées.

  • Le titre III : dons en nature auprès des gouvernements de pays sous un certain niveau de revenu. Ce titre est inactif depuis 2002.
  • le titre IV : le Programme « Farmer-to-Farmer », démarré en 1985, finance des projets d’assistance technique conduits par des volontaires américains auprès d’agriculteurs ou d’entreprises de pays en développement. Ce programme ne représentait que 15 millions de dollars, soit 0,6 % des fonds du FFPA entre 2014 et 2018.

Nouveau paradigme de l’aide alimentaire

Alors que l’assistance alimentaire reposait jusqu’à présent sur une aide en nature, un autre dispositif, le Emergency Food and Shelter Program (EFSP) va être mis en œuvre. Il s’agit d’une aide financière : coupons, transferts d’argent aux populations cibles, ou encore l’achat par les Etats-Unis de denrées alimentaires sur les marchés des pays bénéficiaires. L’EFSP est un programme de sécurité alimentaire d’urgence, inscrit dans la loi en 1961 mais mis en œuvre seulement à partir de 2010, dans le contexte de la guerre en Syrie. Il représente aujourd’hui l’axe le plus doté de l’aide alimentaire.

D’autres programmes d’aide alimentaire existent comme Food for Progress. Il s’agit d’un programme de dons de productions agricoles américaines à des fins de revente pour financer des projets de développement. Le pays bénéficiaire doit en retour s’engager dans des réformes de politique agricole favorisant la « libre entreprise », reflétant le lien entre assistance et influence[4].

Le Fonds Bill Emerson quant à lui est une réserve financière ou en nature destinée à être mobilisée rapidement en cas de crise humanitaire. Cette réserve a été mobilisée en avril 2022 pour abonder un fonds d’aide alimentaire d’urgence de 670 millions de dollars face à la flambée des prix alimentaires[5], pour l’Ethiopie, le Kenya, la Somalie, le Soudan, le Soudan du Sud, et le Yémen (282 millions de dollars pour acquérir des denrées alimentaires aux Etats-Unis et 388 millions pour les acheminer…).

Une assistance alimentaire made in USA 

On distingue, à la vue de ces programmes, des caractéristiques intangibles de l’aide alimentaire étatsunienne.

Tout d’abord la persistance des dons en nature, même si leur part a diminué (près de 2,1 millions de tonnes en 2021, principalement de céréales et oléagineux[6]). L’origine américaine des denrées est imposée par la loi. Ensuite, l’utilisation de l’assistance alimentaire pour générer des retombées positives pour l’économie américaine est assumée. En plus de l’origine américaine des denrées distribuées, au moins 50 % des volumes doivent être acheminés par des navires américains et au moins 50 % des céréales complètes transportées par sacs doivent être emballées aux Etats-Unis. Enfin, l’aide alimentaire est fortement liée à la politique agricole, qui a reposé sur les surplus agricoles collectés par la CCC. Ainsi, les volumes et la composition des produits distribués ont été variables au cours du temps et les montants des programmes d’assistance sont rediscutés tous les quatre ans, lors des réformes du Farm Bill.

Des critiques internes et externes

L’aide alimentaire en nature a été considérée, même en interne, comme une entrave à la constitution d’un secteur agricole dans les pays bénéficiaires, par concurrence de ses denrées gratuites, ou revendues à bas coût, ou en décourageant les gouvernements locaux à investir dans l’agriculture, les maintenant sous perfusion américaine pendant des décennies[7]. Afin de prévenir les risques de déstabilisation de l’agriculture des pays tiers, les dons sont normalement prohibés depuis 1977 s’il existe un risque de perturbations sur la production agricole du pays bénéficiaire. En 2017, le Government Accountability Office a épinglé le département américain pour l’agriculture (USDA) et l’agence de développement des Etats-Unis (USAID), soulignant qu’elles n’avaient pas suffisamment analysé les effets de leurs actions sur les marchés agricoles des pays bénéficiaires[8].

Le lien aux surplus agricoles a généré des critiques sur la variabilité de la quantité de l’aide, l’intérêt nutritionnel des denrées, et même leur adéquation aux habitudes alimentaires des populations cibles – à l’instar des farines de blé raffinées, de fromages, ou encore de poudres pour nourrissons[9].

La puissance de l’assistance alimentaire américaine a également suscité des critiques dans le cadre des discussions du Cycle de Doha sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Et pour cause, l’article 10 alinéa 4 de l’Accord sur l’Agriculture de 1994, qui porte sur la prévention du contournement des engagements en matière de subventions à l’exportation, stipule que :

« Les Membres fournissant une aide alimentaire internationale feront en sorte : a) que l’octroi de l’aide alimentaire internationale ne soit pas lié directement ou indirectement aux exportations commerciales de produits agricoles à destination des pays bénéficiaires; […] c) que cette aide soit fournie dans la mesure du possible intégralement à titre de dons ou à des conditions non moins favorables que celles qui sont prévues à l’article IV de la Convention de 1986 relative à l’aide alimentaire. »[10]

Le respect de cet article par les Etats-Unis peut être questionné. Les débats autour de la nature de l’aide alimentaire sont récurrents, la tendance étant d’orienter l’utilisation des fonds vers des subventions aux Etats bénéficiaires plutôt que des dons en nature[11]. Les Etats-Unis, qui restent de très loin les premiers contributeurs à l’aide alimentaire mondiale, continuent à consacrer 41% de l’aide à des dons de denrées, même si cette part a diminué (le titre I est par exemple inactif depuis 2006)[12].

L’assistance alimentaire, associée à une politique agricole forte, a contribué à placer les Etats-Unis au centre de l’échiquier mondial post Seconde Guerre mondiale, en écoulant les surplus sur les marchés mondiaux et dans les pays dépendants des importations pour approvisionner leurs populations, tout particulièrement lors de conflits[13]. Les excédents agricoles, qui auraient pu déstabiliser le secteur agricole américain, ont été finalement mobilisés pour renforcer l’influence politique et économique du pays à l’international.

Une stratégie qui n’est pas sans rappeler celle adoptée par la Russie au tournant des années 2000 et dont le blé est le plus illustre exemple. Alors que dans la décennie 1990 le pays était structurellement importateur de blé (plus de 4,7 millions de tonnes importées en moyenne par an), il devient exportateur net à partir de 2001, grâce à la relance du secteur agricole avec le soutien de l’Etat. En 2021, la Russie a ainsi exporté 27 millions de tonnes de blé, et n’importe plus qu’un volume insignifiant de quelques dizaines de milliers de tonnes par an. Près de 44 % de la production est exportée. Au fil des ans, les pays clients du blé russe se sont diversifiés. Aujourd’hui, il s’agit principalement de la Turquie, de l’Iran, du Kazakhstan, mais aussi de pays de l’Union européenne, de la péninsule arabique, d’Afrique de l’Ouest, australe, et de la Corne de l’Afrique. Le rôle stratégique des exportations agricoles est revendiqué par la Russie, et mobilisé à l’aune du conflit qui l’oppose à l’Ukraine pour créer des alliances économiques et politiques.

[1] Tarnoff C. (2018), The Marshall Plan: Design, Accomplishments, and Significance, Congressional Research Service Report

[2] Ahlberg K.L. (2007), “Machiavelli with a Heart: The Johnson Administration’s Food for Peace Program in India, 1965–1966”, Diplomatic History, Vol. 31, No. 4

[3] Les Etats-Unis sont, et de loin, le premier pays contributeur au PAM.

[4] Schnepf R. (2016), U.S. International Food Aid Programs: Background and Issues, Congressional Research Service Report.

[5] https://www.usaid.gov/news-information/press-releases/apr-27-2022-biden-administration-announces-hundreds-millions-dollars-global-food

[6] USDA (2022), International Food Assistance Report – Fiscal Year 2021 ; USAID (2022), International Food Assistance Report – Fiscal Year 2021

[7] Epstein B. S. (1984), Primer on P.L. 480 – Program History, Description, and Operations: a Brief Compilation of Explanatory Documents, Congressional Research Service Report ; General Accounting Office (1994), Public Law 480 Title I : Economic and Market Development Objectives Not Met, Testimony Before the Subcommittee on Economic Policy, Trade and Environment, Committee on Foreign Affairs, House of Representatives.

[8] General Accounting Office (2017), International Food Assistance, Agencies Should Ensure Timely Documentation of Required Market Analyses and Assess Local Markets for Program Effects, Report to the Chairman, Committee on Agriculture, House of Representatives.

[9] Epstein B.S. (1984), op cit.

[10] https://www.wto.org/english/docs_e/legal_e/14-ag_02_e.htm

[11] Organisation Mondiale du Commerce (2018), Implementation of the Decision on Measures concerning the possible negative Effects of The Reform Programme on Least Developed and net food-importing Developing Countries, Note by the Secretariat.

[12] Casey A.R., Morgenstern E.M., (2021), U.S. International Food Assistance: An Overview, Congressional Research Service Report.

[13] Friedmann H. (1982), “The Political Economy of Food: The Rise and Fall of the Postwar International Food Order”, American Journal of Sociology, Janvier 1982.

 

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