Agriculture en Tunisie : flambée des prix, crise structurelle

Publié le 28 mars 2023
par Alia Gana, Directrice de recherche au CNRS (UMR LADYSS) et membre du Conseil scientifique de la Fondation FARM
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La hausse des prix des matières premières agricoles et les pénuries récurrentes de produits alimentaires[1] ont mis en lumière la vulnérabilité de l’agriculture tunisienne aux aléas de la conjoncture mondiale. La pandémie de Covid-19[2] et la guerre en Ukraine[3] ont en effet été les puissants révélateurs d’une crise agricole qui menace la sécurité alimentaire du pays et la survie de larges fractions d’agriculteurs. Mais la crise actuelle renvoie à des causes structurelles liées aux stratégies de développement économique et agricole du pays.  

Comment se porte l’agriculture tunisienne ?
Comment se porte l’agriculture tunisienne ?

Désorientations stratégiques et dépendance à l’extérieur

Assignant à l’agriculture le rôle de mieux contribuer aux grands équilibres macro-économiques, les politiques agricoles mises en œuvre depuis les années 1990 ont visé une intégration renforcée au marché mondial, à travers le développement de l’agriculture d’exportation et l’expansion du secteur irrigué. La privatisation des circuits de commercialisation, la libéralisation des prix des fruits et légumes, la réorganisation du système de crédit et la réduction des subventions aux intrants ont favorisé la réallocation des ressources au profit de l’agriculture irriguée et intensive, y compris dans les secteurs tournés vers l’approvisionnement du marché national.

Si l’intensification des systèmes de production agricole a permis jusqu’au début des années 2000 d’accroître les exportations agricoles (fruits et légumes, huile d’olive, produits de la pêche) et de consolider de nouveaux secteurs de production tournés vers la consommation locale (volailles, viande, lait), les dynamiques du secteur ont également été caractérisées à la fois par une régression de la part de l’agriculture dans le PIB[4] et par une forte hausse des importations agricoles. Ces dernières représentent en moyenne 60 % des céréales consommées, 100 % des besoins en aliments de bétail (tourteau, soja, maïs) pour l’aviculture et 40 % pour l’élevage bovin, auxquelles s’ajoutent les importations de plants, de semences, d’engrais et d’équipements agricoles, qui pèsent de plus en plus lourdement sur le déficit de la balance commerciale agricole. Cette dépendance à l’égard des marchés extérieurs représente une charge croissante sur les budgets publics[5], réduisant la capacité de l’Etat à subventionner les produits alimentaires de base, et conduit à renforcer la pression sur les prix des produits agricoles administrés (céréales, fourrages, lait, volaille). Dans un contexte de renchérissement des matières premières agricoles, le maintien des prix à la production à un bas niveau – guidé par le souci de préserver le pouvoir d’achat des consommateurs urbains et la compétitivité de l’industrie manufacturière et des services – n’a pas manqué de se répercuter négativement sur les agriculteurs, mettant en péril plusieurs filières agricoles.

La décennie qui a suivi les bouleversements politiques post-2011 a été marquée par une intensification des mobilisations d’agriculteurs contre la flambée des prix des intrants agricoles, la hausse consécutive des coûts de production et la dégradation de leurs revenus[6]. Les crises aggravées qui touchent actuellement les filières céréalières, celle du lait et de la volaille en sont les meilleures illustrations.

Céréales : un secteur sinistré, des productions détournées

Dans le secteur céréalier, les effets de la hausse des prix des intrants et des carburants, associés à la stagnation des prix à la production s’exercent surtout sur les petits agriculteurs, dont la grande majorité est fortement endettée. Bon nombre d’entre eux réduisent les superficies emblavées en céréales, faute de pouvoir faire face à la hausse des coûts de production ; d’autres se détournent des circuits de commercialisation officiels pour éviter le prélèvement direct par la banque ou en raison de la sous-estimation fréquente du prix d’achat par les collecteurs certifiés, laquelle est justifiée par la mauvaise qualité du grain[7]. Il en résulte le développement d’un circuit parallèle de commercialisation des céréales, contrôlé par des contrebandiers qui offrent un meilleur prix aux agriculteurs et écoulent les quantités collectées sur les marchés libyen et algérien. Pour contrer la baisse des quantités de céréales produites et livrées aux collecteurs certifiés et limiter les charges budgétaires liées aux coûts accrus des importations[8], les pouvoirs publics ont récemment consenti à des augmentations des prix à la production des céréales (près de 50 % de hausse pour le blé dur entre 2021 et 2022)[9], augmentations jugées toutefois insuffisantes par les agriculteurs.

Élevage : décapitalisation et pénurie de lait

La hausse des prix des matières premières agricoles frappe aussi très sévèrement la production animale qui pâtit des effets combinés de la sécheresse, de la pénurie de fourrage et de la hausse des prix des aliments de bétail, conduisant ces dernières années à une baisse des effectifs du cheptel, accentuée par le phénomène de contrebande vers les pays frontaliers. Sont plus particulièrement affectés les élevages bovin (viande et lait) et avicole, qui dépendent largement des importations d’aliments de bétail (orge, concentrés, maïs, soja, etc.).

À titre d’exemple, le secteur laitier, dont la croissance a bénéficié d’une politique de promotion et de soutien étatique, connait une crise sans précédent qui menace la survie d’une filière au sein de laquelle les petits éleveurs occupent une place de premier plan. La flambée des prix des aliments de bétail importés, conjuguée à la baisse des productions fourragères, soumettent de plus en plus les éleveurs au dictat des réseaux de commercialisation illicites de fourrages, ainsi que des importateurs et fabricants d’aliments fourragers.  L’augmentation des coûts de production du lait qui en résulte conduit bon nombre de petits éleveurs à réduire ou liquider leur cheptel, entraînant de sévères pénuries de lait sur le marché local. Aux multiples actions de protestations organisées par ces derniers dans plusieurs régions du pays[10], les pouvoirs publics répondent par des mesures visant à limiter les hausses de prix du fourrage décidées par les grands opérateurs du secteur des aliments de bétail. Par ailleurs, restant peu attentifs aux problèmes structurels de la filière laitière[11] et aux revendications des éleveurs[12], ils continuent de privilégier les mesures à court terme, comme les importations de lait en poudre[13] qui amplifient les contestations de la part des éleveurs et des syndicats agricoles.

Ce bref aperçu des problématiques actuelles de l’agriculture tunisienne permet de souligner l’importance d’analyser les impacts de la hausse des prix des matières premières agricoles en lien avec les caractéristiques structurelles de l’activité agricole et les orientations stratégiques des politiques publiques. Guidées par des logiques contradictoires – entre protection des consommateurs urbains et soutien sélectif à l’agriculture -, ces politiques ont finalement eu pour effet d’aggraver les dysfonctionnements du secteur agricole et sa dépendance au marché mondial. Elles ont des conséquences désastreuses pour les agriculteurs les moins dotés, alors que la crise sans précédent des finances publiques rend insoutenable la poursuite des systèmes de subventions à la production et à la consommation, ainsi que du modèle d’intensification de l’agriculture.

[1] La Tunisie a connu depuis 2021, et pour la première fois de son histoire postindépendance, des pénuries de produits alimentaires (huile végétale, sucre, café, lait et beurre, pâtes alimentaires, etc.) dues, au-delà des effets de la conjoncture mondiale, à une crise majeure des finances publiques.

[2] Elloumi M., « L’agriculture tunisienne face à la Covid-19 : impacts de la crise sanitaire et perspectives pour une agriculture résiliente », Cah. Agric. 2020, 29, 35.

[3] La Tunisie dépend à 80 % des marchés russe et ukrainien pour les importations de céréales.

[4] La part de l’agriculture dans le PIB est passé de 12% en moyenne dans les années 2000 à 10% au cours de la décennie 2010.

[5] Chebbi H.E., Evaluation du système de soutien au secteur agricole en Tunisie, 2018

https://www.iamm.ciheam.org/ress_doc/opac_css/doc_num.php?explnum_id=18211

 

[6] Gana, A., « Aux origines rurales et agricoles de la Révolution tunisienne », Maghreb – Machrek, vol. 215, no. 1, 2013, pp. 57-80.

[7] Khaldi R., Analyse de la filière céréalière en Tunisie et identification des principaux points de dysfonctionnement à l’origine des pertes, http://www.onagri.nat.tn/uploads/Etudes/RapportIVF.pdf.

[8] Résultant des effets combinés de la hausse des prix mondiaux et de la dévaluation du dinar tunisien

[9] Observatoire National de l’Agriculture – Tunis. http://www.onagri.nat.tn

[10] Inkyfada, « Secteur laitier : les petit·es agriculteur·trices de plus en plus vulnérables face aux lobbies », 8/06/2022 https://inkyfada.com/fr/2022/06/08/protestations-agriculteurs-agricultrices-societes-fourrage-composes-tunisie/

[11] Production fourragère, endettement des éleveurs, prix à la production favorisant les grands opérateurs de la filière laitière et les consommateurs

[12] Les syndicats agricoles demandent une hausse des prix à la production du lait, ainsi qu’une augmentation des subventions pour les aliments de bétail (https://news.gnet.tn/tunisie-lutap-reclame-une-hausse-du-prix-du-lait-de-800-millimes-litre-a-la-production/)

[13] La loi de finances de 2023 prévoit que les importations de lait en poudre et de beurre seront exonérées de taxes

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