Entre l’agriculture et les autres secteurs, de fortes inégalités de revenu
En Afrique subsaharienne, la grande majorité des pauvres vivent de l’agriculture et une grande partie des agriculteurs sont pauvres : tel est le constat de la Banque mondiale[1]. Mais que sait-on exactement des écarts de revenu entre les agriculteurs et les autres catégories de la population ? Pour répondre à la question, on compare généralement la valeur ajoutée de l’agriculture par actif agricole au produit intérieur brut (PIB) moyen par actif, tous secteurs confondus. Selon cet indicateur, en Afrique subsaharienne en 2016, une personne adulte travaillant dans « l’agriculture » – secteur qui englobe aussi la forêt et la pêche – dégageait une valeur ajoutée équivalente à 29 % du PIB moyen par actif (36 % si l’on exclut l’Afrique du Sud). L’écart est considérable. Pourtant, il sous-estime la gravité de la situation.
Cet indicateur a en effet un défaut : le dénominateur du ratio (PIB par actif) inclut le numérateur (valeur ajoutée par actif agricole). Si la population active comprend une forte proportion d’agriculteurs, ce qui est le cas dans la plupart des pays au sud du Sahara, il tend à sous-évaluer les inégalités de revenu entre agriculteurs et non-agriculteurs. D’où le calcul d’un second indicateur, comparant la valeur ajoutée par actif agricole au PIB par actif non-agricole[2]. Le résultat est édifiant : la valeur ajoutée d’une personne travaillant dans l’agriculture, en Afrique subsaharienne, représente à peine 16 % de celle dégagée, en moyenne, par une personne employée dans un autre secteur (19 % hors Afrique du Sud) (graphique). En d’autres termes, la productivité du travail agricole est cinq à six fois moindre, en moyenne, que dans l’industrie et les services, ce qui suggère que sur le continent africain, les agriculteurs gagnent en moyenne cinq à six fois moins que les autres catégories socio-professionnelles, avant d’éventuels transferts sociaux.
La situation s’améliore, mais très lentement. En dix ans (2006-2016), le rapport de productivité du travail entre agriculteurs et non-agriculteurs est passé de 13 % à 16 % (de 17 % à 19 % si l’on exclut l’Afrique du Sud). A ce rythme, la convergence des revenus entre l’agriculture et les autres secteurs ne se produira pas avant plusieurs décennies. Elle pourrait être stimulée par une accélération de la croissance de la productivité du travail agricole, grâce à une augmentation plus forte des rendements et/ou un agrandissement de la surface des exploitations agricoles. La marge de progrès est considérable sur les rendements – ceux-ci, en Afrique, sont parmi les plus bas du monde -, mais elle est faible, globalement, en ce qui concerne la surface des exploitations. En fait, celle-ci diminue dans de nombreux pays africains, en raison de l’expansion démographique.
Il reste la possibilité d’un changement radical des politiques agricoles, passant soit par une forte hausse des protections à l’importation, susceptible d’élever substantiellement le niveau des prix agricoles, soit par des aides directes aux agriculteurs. La première option vise à répondre à la concurrence des importations à bas prix, qui gêne considérablement le développement de nombreuses filières locales. Elle est envisageable pour certains produits agricoles, mais semble difficilement applicable à grande échelle en raison de la sensibilité des ménages au prix de la nourriture, sauf réforme majeure des politiques commerciale et fiscale[3]. La seconde solution, les aides directes, est adoptée depuis longtemps en Europe et en Amérique du Nord. La Chine a récemment emprunté cette voie ; l’Inde y réfléchit. Il serait intéressant que le débat ait lieu en Afrique, compte tenu notamment des critiques adressées aux subventions aux intrants[4]. Les aides directes pourraient en effet être liées à des changements de pratiques agricoles favorables à la restauration de la fertilité des sols et à l’environnement, et éventuellement ciblées sur les petites et moyennes exploitations. On touche là aux objectifs fondamentaux assignés aux politiques agricoles, qui s’inscrivent désormais dans le cadre général des objectifs de développement durable fixés par l’ONU à l’horizon 2030.
[1] En Afrique subsaharienne, 76 % des personnes vivant dans l’extrême pauvreté, soit avec moins de 1,90 dollar par jour en parité de pouvoir d’achat, travaillent dans l’agriculture. Inversement, environ 20 % des personnes qui travaillent dans l’agriculture sont en situation d’extrême pauvreté. Chiffres 2013, source : Who Are the Poor in the Developing World?, Policy Research Working Paper 7844, World Bank Group, October 2016.
[2] Le PIB par actif non-agricole est estimé à partir des statistiques de la Banque mondiale, pour le PIB, et de l’Organisation internationale du travail (OIT), pour le nombre de personnes employées dans les différents secteurs de l’économie.
[3] Ainsi les organisations porteuses de la campagne « Mon lait est local », en Afrique de l’Ouest, recommandent la mise en œuvre, par les Etats de la région, d’une série de mesures pour encourager le développement de la production et de la transformation de lait : hausse des droits de douane sur les importations de certains produits laitiers (poudre de lait entière, mélange lait écrémé-matière grasse végétale en poudre), exonération de la TVA sur la filière du lait local, instauration d’un système de prélèvements variables à l’importation, utilisation des recettes fiscales ainsi dégagées pour des programmes de subvention de la consommation de lait local par les catégories sociales les plus pauvres. Voir Note de position de la campagne « Mon lait est local » – Mars 2019, bulletin de veille Inter-réseaux Développement rural no 357, http://www.inter-reseaux.org/publications/bulletins-de-veille/article/bulletin-de-veille-no357?utm_source=Inter-r%C3%A9seaux&utm_medium=site&utm_campaign=SUWEDI
[4] Voir Jean-Christophe Debar, Inde, Afrique : des politiques agricoles à la recherche d’efficacité, blog de FARM, 20 février 2019, https://fondation-farm.org/inde-afrique-des-politiques-agricoles-a-la-recherche-defficacite/