Irrigation en Afrique : le besoin d’un sursaut
Dans un rapport récent[1], le Malabo Montpellier Panel – groupe de dix-sept experts internationaux renommés en agriculture, nutrition et environnement – sonne l’alarme. En Afrique, à peine 6 % de la surface cultivée sont irrigués, contre 14 % en Amérique latine et 37 % en Asie. L’ampleur des défis que doit relever le continent pour nourrir une population en forte expansion et réduire la pauvreté, alors que se précisent les menaces liées au changement climatique, impose de faire de l’irrigation une réelle priorité politique. Et le Panel d’énumérer les responsabilités de chacun – Etats, secteur privé, qu’ils agissent seuls ou en partenariat – pour accroître les investissements et améliorer la gouvernance des périmètres irrigués.
Le problème, en réalité, est essentiellement circonscrit à l’Afrique subsaharienne. Les pays d’Afrique du Nord assurent aux agriculteurs un meilleur accès à l’eau. Ainsi le Maroc s’est doté depuis longtemps d’une organisation institutionnelle spécifique, aux échelons national et local, pour développer l’irrigation, qui touche aujourd’hui près de 20 % de la surface cultivable. Sous le Plan Maroc Vert, lancé il y a dix ans, les surfaces irriguées en goutte-à-goutte sont passées à 450 000 ha, avec un objectif officiel de 550 000 ha en 2020.
Les piètres performances africaines en matière d’irrigation illustrent parfaitement le biais anti-agricole qui a longtemps animé les politiques publiques menées au sud du Sahara et dont elles commencent à peine à sortir. Le contraste avec l’Asie est saisissant. Selon nos estimations, fondées sur les données publiées par le département américain de l’Agriculture[2], la valeur moyenne du produit agricole brut par hectare, au début des années 1970, était plus élevée en Afrique subsaharienne (hors Afrique du Sud) que dans les pays asiatiques en développement (tableau). Quarante ans plus tard, la situation s’est inversée : un hectare de terre exploité pour la culture ou l’élevage génère un produit brut près de deux fois supérieur en Asie. Or, dans le même temps, la part de la surface cultivable équipée pour l’irrigation a stagné à 3 % en Afrique subsaharienne, alors qu’elle a crû de 24 % à 38 % en Asie : le « paquet » semences améliorées/intrants/irrigation apporté par la Révolution verte a été très efficace.
Pourtant la marge de manœuvre est considérable. Selon le Malabo Montpellier Panel, compte tenu des capacités hydriques et des taux de retour sur investissement escomptés, la surface irriguée en Afrique subsaharienne pourrait pratiquement quintupler, à 38 millions d’hectares. D’après nos estimations, la part de la surface cultivable irriguée dans cette région atteindrait alors 16 %. Comme une parcelle bénéficiant d’un accès à l’eau produit en moyenne deux à trois fois plus qu’en agriculture pluviale, le surcroît d’irrigation ainsi réalisé pourrait augmenter la production agricole dans les pays au sud du Sahara (y compris l’Afrique du Sud) de 12 à 24 %.
Bien sûr, la construction d’infrastructures d’irrigation ne suffit pas, à elle seule, à enclencher un développement agricole efficace, comme le montre le bilan décevant tiré de l’installation de trois grands barrages au Mali, au Sénégal et au Burkina Faso[3]. Les petits projets hydrauliques sont prometteurs et les pratiques des agriculteurs en matière de gestion de l’eau doivent être reconnues et valorisées[4]. Encore faut-il que les superficies irriguées dont dispose chaque ménage soient suffisantes, que la ressource soit préservée et que les agriculteurs bénéficient de crédit, d’intrants et d’un véritable accès au marché. L’irrigation n’est qu’un ingrédient d’une stratégie d’intensification durable en faveur des petits producteurs. Mais c’en est une pièce essentielle, trop longtemps négligée et qui mérite désormais toutes les attentions.
[1] Water-Wise. Smart Irrigation Strategies for Africa, Malabo Montpellier Panel Report, décembre 2018.
[2] International Productivity USDA ERS, 15 octobre 2018, https://www.ers.usda.gov/data-products/international-agricultural-productivity/
[3] Bazin F., Hathie I., Skinner J. and Koundouno J. (Ed.) (2017). Irrigation, food security and poverty – Lessons from three large dams in West Africa. International Institute for Environment and Development, London, UK and the International Union for Conservation of Nature, Ouagadougou, Burkina Faso.
[4] Voir notamment Schonberg T. et L. N. Core, Ensuring a water and food secure through farmer-led irrigation, 20 février 2017, http://blogs.worldbank.org/water, et Woodhouse P. et al. (2017). African farmer-led irrigation development: reframing agricultural policy and investment? The Journal of Peasant Studies, Vol. 44, No 1.