Crise de la Covid-19 et perspectives pour la sécurité alimentaire en Afrique
La pandémie due à la Covid-19 a engendré une crise sanitaire mondiale sans précédent dans la rapidité de sa propagation et de son évolution. Elle a provoqué, du fait du confinement, une crise économique de grande ampleur. Elle a fait renaitre l’angoisse de la pénurie alimentaire et des famines. Elle interpelle sur la vulnérabilité et la durabilité des systèmes alimentaires et notamment du modèle agroindustriel intensif, spécialisé, concentré, globalisé et financiarisé. Enfin cette double crise compromet la sécurité alimentaire et nutritionnelle qui constitue la concrétisation du droit à l’alimentation inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Les questions sur les conséquences à moyen terme de cette crise sont nombreuses.
Comment vont évoluer les échanges de produits alimentaires ?
Tout d’abord, on peut s’interroger sur la poursuite de la mondialisation des marchés agricoles en forte croissance depuis les années 1990, mais en stagnation à partir de 2013. Le commerce international est une nécessité pour assurer un complément d’approvisionnement pour les pays déficitaires et procure des devises pour les pays exportateurs. Cependant, les dispositions de l’OMC et des accords bilatéraux ne prennent pas en compte les objectifs du développement durable (ODD) 2030 des Nations Unies ni le concept de souveraineté alimentaire. Certaines productions agricoles destinées à l’exportation subiront des baisses, engendrant la perte de revenu pour les producteurs. Inversement, les importations de produits alimentaires subiront de fortes perturbations (notamment des pays n’exportant plus pour préserver leurs ressources), avec des risques évidents de sous approvisionnement dans certains pays, pouvant conduire jusqu’à des révoltes de la faim dans certaines villes africaines. Il est proposé la signature d’accords entre l’Europe et l’Afrique garantissant de façon pluriannuelle des volumes d’approvisionnement et des prix de produits alimentaires stratégiques, ce qui n’est pas aujourd’hui le cas des accords de partenariats économiques UE-Afrique. Par ailleurs, un pourcentage du montant des produits agricoles et miniers exportés d’Afrique pourrait être versé à une caisse dépendante d’une institution des Nations Unies afin d’aider les agriculteurs et Etats africains à protéger leurs ressources.
Quels scénarios possibles pour les dix années à venir ?
Compte-tenu des tendances actuelles, et en nous inspirant de la prospective Inrae-Cirad Agrimonde-Terra et des travaux du Forum prospectif de l’Afrique de l’Ouest animé par Futuribles, trois scénarios peuvent être envisagés pour les cinq années à venir. Ces pistes de réflexion indiquent que la crise peut être source d’opportunités qu’il convient de saisir. Les scénarios sont :
Communautés ‒ Une agriculture reposant sur des communautés rurales dans un monde fragmenté
Sans changement structurel majeur, le monde reste traversé de crises politiques, économiques, sociales, environnementales et sanitaires. En Afrique, les situations sont contrastées : d’un côté, des petites villes et communautés rurales mutualisent la gestion des terres agricoles pour garantir leur sécurité alimentaire et adoptent des pratiques agro-écologiques. De l’autre, les rendements de l’agriculture et de l’élevage péri-urbain et des zones rurales régressent ou au mieux stagnent, et l’insécurité alimentaire et nutritionnelle est très présente, en particulier si les importations sont limitées. Cela implique déforestation et croissance des terres agricoles.
Régionalisation ‒ Une agriculture s’appuyant sur des systèmes alimentaires régionaux
Les échanges internationaux sont limités. En Afrique, les gouvernants prennent conscience de la nécessité de renforcer les États tout en décentralisant leur fonctionnement. Ils favorisent une participation plus active des populations, et notamment des jeunes, aux prises de décision. Les échanges intra régionaux se développent, essentiellement de façon informelle. L’insertion des zones rurales dans le maillage urbain s’intensifie grâce au commerce. La diminution des importations de produits alimentaires permet l’émergence de systèmes alimentaires territorialisés. Les pratiques agro-écologiques se diffusent. La transformation locale des produits crée des emplois. La sécurité alimentaire et nutritionnelle est assurée dans les territoires disposant de terres et de capacités d’échanges locaux ou régionaux, mais elle l’est moins dans beaucoup d’autres territoires. La limitation des échanges avec le reste du monde oblige à déforester pour gagner des terres à cultiver.
Métropolisation ‒ Une agriculture pilotée par la métropolisation
L’urbanisation se poursuit. Les chaînes d’alimentation modernes satisfont une classe moyenne grandissante. La consommation de produits sucrés, gras et préparés à l’extérieur, souvent de manière artisanale et par les femmes, augmente. Les systèmes de cultures intensifs en intrants et capital sont ceux mobilisés dans l’agriculture d’exportation et dans les périmètres irrigués servant à l’approvisionnement des villes. Une forte intensité technologique et une spécialisation de la production agricole sont souvent privilégiées. Les grandes entreprises sont considérées comme des éléments moteurs de la modernisation agricole. De nombreux petits agriculteurs sont exclus de leur terre et migrent vers les métropoles ou l’Europe.
Pistes d’action pour des systèmes alimentaires durables
Pour favoriser l’émergence de systèmes alimentaires durables, plusieurs leviers doivent être actionnés.
Davantage de complémentarité et de souveraineté alimentaire
Les importations de produits alimentaires ont tendance à croître, mais il importe de distinguer les aliments d’origine régionale, ceux importés d’autres continents directement consommables, et ceux qui sont importés d’autres continents puis transformés localement. En Afrique de l’ouest-Cameroun-Tchad, tous aliments confondus, la valeur économique de la consommation de produits d’origine nationale ou régionale représente environ les quatre cinquièmes de la consommation alimentaire des pays, à l’exception du Sénégal et de la Mauritanie, où les produits locaux ne représentent que 50 à 60 % de la consommation. En termes d’apports énergétiques, les importations (essentiellement du blé et du riz) fournissent, en moyenne pondérée, 10 % de l’apport calorique total, avec là encore, les exceptions du Sénégal et de la Mauritanie. La crise de la Covid-19 a remis à l’ordre du jour la question de la souveraineté alimentaire, dans le sens du retour à une offre alimentaire suffisante pour les amylacées. Ce n’est pas un refus de la mondialisation mais la reconnaissance de la nécessité de développer des systèmes alimentaires locaux et d’exploiter les complémentarités entre territoires et pays, et implique de nouvelles modalités de gouvernance.
Des systèmes alimentaires divers et durables
L’Afrique possède des avantages comparatifs, notamment une diversité de systèmes alimentaires, de productions et de ressources, la présence de nombreux petits producteurs, transporteurs et distributeurs locaux, des capacités locales de stockage et des marchés. Ses principales faiblesses sont l’informalité des activités, les pertes (dans les champs, durant le stockage et le transport), et l’insuffisance des capacités de transformation. Néanmoins, un « hidden middle » semble se développer. Des chaînes de valeur davantage formalisées permettaient de sécuriser l’approvisionnement en produits de base, de diversifier l’alimentation, d’apporter de la valeur ajoutée, de créer des emplois en zone rurale et urbaine, d’améliorer la qualité des produits et de faire baisser les prix. Ces systèmes alimentaires – qui seront différents selon les écosystèmes et les densités de population – ont besoin de capitaux publics et privés.
La production agricole demande de la terre (en quantité limitée), du travail, du capital, des savoirs et pratiques, et des technologies. Au modèle agroindustriel des pays riches, qui atteint ses limites, doit succéder un modèle agricole et alimentaire durable adapté aux agriculteurs familiaux. Pour eux, la sécurisation du foncier, les pratiques de l’agroécologie, notamment celles relatives à la santé des sols, et le soutien des prix sont indispensables. Les gigantesques contributions budgétaires annoncées pour limiter les effets économiques de la crise Covid-19 auraient certainement été mieux utilisées en actions préventives ou en programmes de développement des systèmes alimentaires africains.
Des régimes alimentaires mieux équilibrés
SI les apports énergétiques ont augmenté en Afrique sub-saharienne, l’insécurité nutritionnelle est constante, et l’insécurité alimentaire est présente lors des crises ou dans certains territoires. Les régimes alimentaires sont fortement carencés en micronutriments (anémie ferriprive, carences en vitamine A, en zinc, en iode), notamment en raison d’une consommation insuffisante de produits animaux, de légumes et de fruits. En ville, l’obésité, le diabète et les maladies cardio-vasculaires liées à une surconsommation de graisse, de sucre et de sel par rapport à une activité physique réduite, augmentent. Améliorer l’équilibre nutritionnel est un enjeu de santé publique qui doit passer par l’éducation.
Reconnaissance du rôle de l’économie informelle
Le confinement a montré son impact, en particulier sur les chaînes de production et de distribution alimentaire, vers le marché intérieur comme à l’exportation. De très nombreux Africains qui vivent au jour le jour se sont retrouvés dans une situation de grande vulnérabilité, le confinement les empêchant de continuer à exercer leur activité. Ils ne bénéficient d’aucune protection sociale. En Afrique, on parle d’épidémie de « PochVid 20 ». Cette crise a aussi mis en avant le rôle fondamental du secteur informel en Afrique qui offre des solutions lorsque la puissance publique n’en a pas les moyens. Les administrations publiques pourraient davantage reconnaître son rôle, l’inciter à se moderniser et se consolider, aider ses travailleurs à accéder aux services de santé et d’éducation, mais aussi à s’intégrer à l’économie formelle.
Des recherches pilotées par l’aval
Même si la science ne peut résoudre toutes les questions sociétales, l’Afrique devrait développer une recherche scientifique et technique et disposer de moyens humains, financiers, juridiques et partenariaux, pour tout ce qui concerne les systèmes alimentaires. La recherche devrait être pilotée par l’aval, interdisciplinaire, participative, prospective et crédible, et travailler davantage sur la complémentarité entre spécialisation et diversification à différentes échelles spatiales et organisationnelles.
Toutes les régions du monde sont confrontées au changement climatique, et à des degrés divers à des épidémies et des conflits. En 2008, la crise économique et financière a été de grande ampleur. Cette année 2020, la pandémie du coronavirus entraine de fortes difficultés économiques et sociales dans de nombreux pays. Une fois cette Covid-19 maîtrisée, nous serons probablement confrontés à d’autres défis sanitaires et environnementaux. En tout état de cause, l’enjeu alimentaire doit impérativement et sans délai, être mieux pris en charge. Il faut se poser la question suivante : est-il possible d’organiser au plan mondial une sécurité ou une souveraineté alimentaire multipolaire ? Les complémentarités existant au sein de la « Verticale Afrique-Méditerranée-Europe (AME) » pourraient constituer la base d’une solidarité macro-régionale garantissant un co-développement durable. Il faudrait que, dans chaque pays, des partenariats multi-acteurs et intergénérationnels agricoles et alimentaires s’organisent et, au niveau mondial, qu’un plan d’action accompagné des moyens nécessaires assure l’avènement de systèmes alimentaires et nutritionnels durables, solidaires, productifs et équitables.
Pour en savoir plus :
Michel Dron et Philippe Kim-Bonbled (sous la direction de), « Covid-19 et agriculture. Une opportunité pour la transition agricole et alimentaire ? », Académie d’Agriculture de France, Presses des Mines, 2020.
Colloque FARM-Pluriagri, « L’Afrique et la crise de la Covid-19 : à la recherche d’une plus grande résilience des systèmes alimentaires », 18 décembre 2020.