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Guerre en Ukraine : coup d’arrêt sur les légumineuses ?

Publié le 19 juillet 2022
par Jacques Wery (chef du projet stratégique de l’Institut Agro) et Matthieu Brun (Fondation FARM)
2 commentaires

Du houmous de pois chiches méditerranéen au daal de lentilles indien, les légumineuses sont encore largement présentes dans nos régimes alimentaires, mais pour combien de temps ? La guerre en Ukraine et le réchauffement climatique pourraient entraîner une baisse de leur production en 2022. Pourtant, dans un contexte politique favorable à leur développement, les pistes de coopération et de complémentarités entre Nord et Sud sont nombreuses.

La crise géopolitique et agricole et le désir de souveraineté éclipsent les légumineuses alors qu’elles sont essentielles, du champ à l’assiette, au Nord comme au Sud. Mieux encore, ce sont des cultures clés pour l’intensification durable de la production agricole dans les systèmes céréaliers ayant une valeur environnementale, nutritionnelle, économique et sociale indéniable.

Légumineuses : de quoi parle-t-on ?

Sous différentes formes et partout sur la planète, nous consommons des légumineuses. Dans nos assiettes il s’agit des haricots, pois chiche, lentille, niébé, etc. Ces légumineuses alimentaires sont cultivées pour leurs graines à destination directe et exclusive de l’alimentation humaine. Certaines de ces espèces, appelées protéagineux, ont aussi été sélectionnées et développées pour l’alimentation animale comme le pois et la féverole. D’autres, enfin, appelées oléoprotéagineux (soja, arachide) sont riches en huile et ont fait l’objet d’importants développements dans la production d’huile alimentaire. Les résidus de l’extraction de cette huile (tourteaux) sont alors une source importante de protéines pour l’alimentation animale.

Des leviers de la transition agroécologique et alimentaire mais aussi de la décarbonation de l’agriculture.

Les légumineuses alimentaires permettent tout d’abord de réduire le besoin en protéines animales dans les régimes alimentaires trop carnés, en particulier dans les pays du nord. Elles sont aussi une source de protéines à bas coût, notamment dans les pays du sud. Ces légumineuses sont particulièrement importantes pour les populations à faible pouvoir d’achat.

Sur le plan agronomique et environnemental, grâce à la symbiose racinaire avec des bactéries, que les légumineuses sont les seules plantes cultivées à pouvoir établir, ces protéines végétales sont produites sans aucune utilisation d’engrais azotés contrairement aux autres cultures et notamment les céréales. Cela permet de réduire fortement l’émission de Gaz à effet de serre (GES) ainsi que la pollution des eaux par le nitrate due aux engrais minéraux et organiques dans les systèmes céréaliers et légumiers. De plus, en diversifiant les successions de culture et les mosaïques paysagères dominées par les céréales, les légumineuses contribuent à la réduction de l’usage des pesticides. Ces légumineuses sont donc essentielles du champ à l’assiette, pour les produits qu’elles fournissent à destination de l’alimentation humaine mais aussi pour leur contribution à la durabilité des systèmes agricoles et alimentaires à base de céréales.

Le duo gagnant céréales/légumineuses

Le développement des légumineuses doit être d’abord pensé en lien avec les céréales et pour ce qu’elles apportent à des systèmes agri-alimentaires qui sont et resteront dominés par les céréales. L’histoire et le climat ont d’ailleurs forgé des duos céréales légumineuses se complétant aussi bien dans les exploitations agricoles que dans les plats traditionnels. Au sud de la méditerranée par exemple, le gradient pluviométrique a forgé historiquement des systèmes agricoles et alimentaires construits autour des duos blé tendre/fève (qu’on trouve dans le « foul falafel » en Egypte), blé dur/pois chiche (dans le couscous en Afrique du Nord) et lentille/orge (dans la « chorba » tunisienne). Dans les zones sèches de l’Afrique et de l’Asie certaines de ces espèces (arachide, niébé, lentille et gesse) fournissent aussi des pailles suffisamment riches en protéines pour en faire des fourrages précieux pour la résilience des systèmes mixtes agriculture-élevage.

Souveraineté et agroécologie : le grand soir des légumineuses ?

À l’exception de quelques pays, notamment l’Inde, on est encore très loin d’un monde dans lequel les légumineuses alimentaires (à graines) seraient une composante majeure des systèmes agricoles. Elles représentent dans la plupart des pays moins de 15 % de la surface cultivée en céréales et légumineuses (FAOStat, 2020). Cela nous place très en deçà de la rotation recommandée d’un retour des légumineuses tous les 2 à 3 ans sur la même parcelle, délais de retour à respecter pour éviter le développement de leurs bioagreseurs. Si certains pays comme le Canada les ont fortement développées pour l’exportation et dans une optique de diversification des systèmes céréaliers, la production de la plupart des pays reste insuffisante par rapport aux besoins (notamment en Europe) voire tend à régresser dans des pays traditionnellement fortement consommateurs (notamment sur la rive sud de la méditerranée). L’Egypte par exemple, comme la plupart des pays d’Afrique du Nord et du Proche Orient, importe la majeure partie des fèves, pois chiches et lentilles consommés quotidiennement par une population croissante. En dépit de la bonne adaptation de ces espèces aux conditions chaudes et sèches de ces pays… On parle ainsi, et à juste titre, de la très forte dépendance de l’Egypte aux importations de blé, russes notamment, mais rarement de celles de légumineuses.

La production et la consommation de légumineuses en Egypte (2017)

Les distorsions entre production de céréales et de légumineuses induites par les politiques publiques sont une des explications de cette situation. Les garanties d’achat et de prix du blé, la subvention des engrais azotés ou l’allocation d’eau d’irrigation prioritairement aux céréales ainsi que des investissements en R&D nettement plus faibles ont longtemps freiné le développement des légumineuses et continuent d’être un obstacle.

Cependant, ces cultures bénéficient en Europe d’un contexte politique favorable car elles font converger plusieurs objectifs agricole, alimentaire, environnementaux et géopolitiques. Leur développement va dans le sens de la nécessité de la transition alimentaire c’est-à-dire de régimes plus riche en protéines végétales, de la transition agroécologique et notamment la réduction des pesticides et engrais azotés. Les légumineuses participent aussi à la décarbonation des systèmes agricoles à base de céréales dont le bilan en GES est fortement grevé par les engrais azotés minéraux. Enfin, la culture des légumineuses s’inscrit dans la recherche de souveraineté alimentaire et de production locale. En France la plupart des régions françaises et des projets alimentaires des territoires soutiennent le développement des légumineuses alimentaires. La souveraineté en protéines végétales est aussi au cœur du projet protéines végétales en cours de discussion entre l’Union africaine et l’Union européenne avec un soutien fort de la France.

La guerre en Ukraine change-t-elle la donne?

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’emballement des prix des matières premières agricoles avec le blocage des ports et l’utilisation par Vladimir Poutine de l’arme alimentaire, l’attention de la communauté internationale s’est concentrée sur les céréales et les huiles alimentaires. Les risques de crises alimentaires sont bien réels et liés à des phénomènes structurels antérieurs à la crise entre Moscou et Kiev[1]. Avec la peur de manquer de blé ou d’oléagineux pour les prochaines campagnes dans les pays qui en dépendent le plus, n’y a-t-il pas un risque de voir la culture des légumineuses alimentaires en payer le prix fort ?

Déjà la campagne 2022 prévoit d’être en berne avec notamment une baisse de 20 % de la production mondiale de pois chiches en raison du réchauffement climatique et de la hausse des cours qui a commencé en 2021[2]. L’année prochaine, si les producteurs se mettent à produire plus de blé et d’oléagineux encouragés par les politiques publiques et les prix de marché, les légumineuses pourraient être des dommages collatéraux de la guerre en Ukraine[3] alors qu’elles sont déjà dans une situation compliquée. Elles auraient cependant pu bénéficier du renchérissement important des engrais azotés pour être plus largement cultivées dans la mesure où elles n’en ont pas besoin.

Dans un contexte où les gains de productivités des céréales seront limités par le prix élevés des engrais azotés et la limitation de l’eau d’irrigation du fait du changement climatique, l’accroissement des surfaces en céréales apparaîtra pour les décideurs comme l’option à prioriser dans la recherche rapide d’une souveraineté alimentaire. Il est peu probable que les légumineuses alimentaires pèsent lourd dans cette équation géopolitique et agricole alors que les résultats de recherche et d’expérimentation montrent pourtant leur avantage dans des systèmes de culture mixtes. En effet, la rotation avec une légumineuse peut accroître jusqu’à 30 % la production du blé qui suit. La recherche de production céréalière à court terme, en accentuant encore la tendance déjà à l’œuvre vers la monoculture, compromet ainsi d’emblée la durabilité de ce même système en empêchant la transition agroécologique et alimentaire.

Développement des légumineuses : des défis communs

Dans le contexte détaillé ici, il est plus que jamais urgent d’accroitre la collaboration scientifique et technique sur la place des légumineuses alimentaires dans la durabilité et la résilience de systèmes agri-alimentaires qui resteront fondés sur les céréales pour des raisons agronomiques et nutritionnelles. Il ne s’agit pas de remplacer les céréales par des légumineuses mais bien de travailler sur les complémentarités entre ces deux cultures. Dans ce domaine l’Afrique et l’Europe sont confrontés à des défis similaires et peuvent s’aider mutuellement.

Les enjeux globaux sont communs, au Nord et au Sud ainsi qu’entre le secteur privé et public. Il s’agit de re-concevoir des systèmes agricoles et des régimes alimentaires où les légumineuses viennent épauler les céréales dans une recherche de résilience et de souveraineté alimentaire. La coopération scientifique entre le Nord et le Sud mais aussi entre le secteur privé et public sont essentielles. En effet, les expertises sont complémentaires sur les légumineuses alimentaires. L’Afrique connait encore bien (mais pour combien de temps ?) la diversité génétique et culinaire relative à ces espèces comme le pois chiche, la fève, la gesse ou le niébé. Ce sont ces mêmes productions végétales que l’Europe a abandonnées au siècle dernier mais qu’elle veut à nouveau produire pour les consommer localement. A l’inverse, l’Europe a développé des recherches dont les pays d’Afrique pourraient avoir besoin. En effet, depuis dix ans, les équipes de recherche européennes ont développé les connaissances sur les innovations technologiques et institutionnelles permettant de faire émerger rapidement des filières durables et agro-écologiques intégrant légumineuses et céréales, domaines sur lesquels buttent encore trop souvent les programmes de R&D sur les légumineuses en Afrique.

Les complémentarités et défis communs sont là, il est urgent d’organiser les espaces de coopération et de concertation entre tous les acteurs pour répondre aux enjeux de sécurité et de souveraineté alimentaire.

[1] Nous en parlions sur le blog de FARM : « Guerre en Ukraine : les agricultures africaines ne découvrent pas les crises alimentaires », Guerre en Ukraine : les agricultures africaines ne découvrent pas les crises alimentaires – Fondation FARM (fondation-farm.org)

[2] Julien Brossault, « Diminution de la production mondiale de pois chiche : une pénurie de houmous se profile », Sud Ouest, 22 juillet 2022.

[3] Il va sans dire que les premières victimes, et les plus importantes, de ce conflit sont les populations civiles exposées à la guerre et à la violence. Une solution pacifique du conflit doit être trouvée dans les meilleurs délais pour stopper la spirale de destruction et de crises internationales.

2 commentaires sur “Guerre en Ukraine : coup d’arrêt sur les légumineuses ?

  1. Il est clair que même sans les évènements en Ukraine(il y a aussi la croissance démographique exponentielle surtout dans un pays comme le mien, le Niger) les légumineuses méritent une attention particulière de la part des pouvoirs publics quant au développement de leurs cultures. Ce qui est développé dans cet article est cohérent et pertinent. Cependant, il faut admettre que du point de vue de la vision sur le sujet,le monde paysan a une certaine longueur d’avance. Ainsi,il a très vite compris l’intérêt économique et social de cette culture, à telle enseigne qu’il a facilement adopté et avec forte conviction, par exemple, le niébé à double vocation alimentaire (l’homme et l’animal). Surtout qu’il s’est rendu compte que le sous-produit est plus rémunérateur que la graine et, les scientifiques parlent déjà de niébé fourrager avec à notre avis, une dérive au dépens de l’homme. L’accompagnement de la R-D est donc une nécessité absolue pour équilibrer les choses. Tout comme elle est une nécessité pour valoriser d’autres légumineuses quelque peu marginalisées comme le voandzou. Un autre aspect sur lequel la R-D peut être une partenaire appréciable est le secteur de la transformation où là également les populations ont pris des initiatives peu suivies. On pourrait citer de nombreux exemples où le besoin de recherche est évident.

  2. Entièrement d’accord avec le besoin de plus de recherche sur les légumineuses à double fin comme le niébé ou la lentille. Elles sont essentielles pour la résilience économique et alimentaire face à la variabilité du climat dans toutes les zones sèches d’Afrique et d’Asie où l’association agriculture-élevage est, mais pour combien de temps encore, au coeur des agricultures familiales.. Les travailler en sélection, en agronomie ou en économie sous l’angle uniquement graines ou fourrage comme c’est trop souvent le cas est une erreur.
    Il est également urgent de reconsidérer la diversité des légumineuses alimentaires trop souvent réduites à quelques espèces alors que les paysans cultivent encore plus de 40 espèces à travers le monde (https://doi.org/10.1038/s41598-020-60166-4).
    Le besoin de recherche est criant mais il doit d’emblée être couplé avec l’élicitation des connaissances des paysans et petits transformateur.trice.s ainsi qu’avec des soutiens à l’innovation et au développement des filières.

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