Kako Nubukpo : « L’Afrique sera la prochaine puissance agricole du monde » 

Publié le 20 novembre 2022
par La Fondation FARM
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Dans son nouveau livre, “Une solution pour l’Afrique”, Kako Nubukpo propose des solutions répondant à une problématique majeure : l’intégration en une génération d’un milliard d’individus supplémentaires en Afrique d’ici 2050. Il défend notamment un nouveau modèle économique basé sur le partage des biens communs. « L’Afrique a tous les éléments pour qu’elle devienne une puissance, pas seulement agricole, mais une puissance tout court », nous explique le Commissaire à l’agriculture, aux ressources en eau et à l’environnement de l’UEMOA, également membre du Conseil d’administration de la Fondation FARM. Entretien.

Fondation FARM : Une fois n’est pas coutume, débutons par la fin. Dans les dernières pages du livre, vous parlez de votre enfance et vous rendez hommage à votre grand-mère en évoquant sa résilience et sa force. Elle symbolise pour vous ce qu’est le continent africain…

Kako Nubukpo : Tout à fait, l’élite africaine a souvent tendance à oublier que, en remontant à deux ou trois générations, nous venons tous d’un milieu paysan. Ce milieu, qui s’est progressivement urbanisé, n’a pas toujours eu les éléments de protection sociale, ni tous les filets de sécurité que nous pouvons avoir aujourd’hui. Cette amnésie volontaire ou involontaire perpétue de fortes inégalités dans la redistribution des richesses. C’est pour cela que je prends en exemple ma grand-mère, analphabète, qui vendait de petites choses, des bonbons, des perles, qui se levait à quatre heures du matin pour aller à quarante kilomètres de Lomé dans des conditions difficiles. Il y a des millions d’équivalents aujourd’hui dans ma génération et il ne faut pas qu’on les oublie.

La lutte contre la pauvreté et les inégalités est essentielle si on veut réussir à éradiquer la faim en Afrique. Notre continent est le plus inégalitaire aussi bien entre les pays qu’à l’intérieur des pays. J’ai vraiment à cœur d’attirer l’attention des décideurs africains dont je fais partie sur la question de la répartition des richesses.

FF : Pour y parvenir, vous proposez donc des solutions dites « réalistes » qui répondent à la problématique majeure : l’intégration en une génération d’un milliard d’individus en plus en Afrique d’ici 2050. Vous prônez notamment un nouveau modèle économique basé sur le partage des biens communs…

KN : Cet ouvrage, c’est un peu la suite de « L’Urgence africaine », mon précédent livre paru en 2019. Après avoir montré des chemins possibles pour l’Afrique d’aujourd’hui et de demain, je souhaitais proposer des solutions autour d’un autre modèle que le modèle néolibéral porté par les institutions de Bretton Woods. Celui-ci ne peut pas résoudre nos problèmes pour une raison simple : il est véhiculé par l’idée que l’individu est un être rationnel qui doit chercher à maximiser son bien-être. S’il n’est pas bien au Sénégal, il faudrait alors qu’il puisse partir en région parisienne.

On se rend bien compte que les capitaux sont mobiles et font plusieurs fois le tour de la Terre en une journée. Mais le travail n’est pas mobile et, et à partir de ce moment là, il faut imaginer des formes de production, de contrats de vie, de sociétés qui puissent permettre à cette population africaine d’1,3 milliard d’habitants de travailler sur place, de vivre sur place et de préserver les écosystèmes.

Notre continent rend au reste du monde beaucoup de services écosystémiques pour lesquels il n’est pas du tout dédommagé. Il faut savoir que l’Afrique n’émet que 4% des GES (gaz à effet de serre) alors que nous constituons 17% de la population mondiale. Rien que ça. Le bassin du Congo, avec sa forêt tropicale, est l’un des deux poumons de la planète. Si on ne préserve pas cette forêt, c’est la planète qui risque sa fin. Du coup, j’insiste sur la notion de biens communs car une gestion non régulée peut conduire à l’épuisement. Et, aujourd’hui, on voit bien, tant au plan micro qu’au plan global, qu’il y a un enjeu de gouvernance.

Ce que je propose, c’est la mise en place d’un protectionnisme écologique avec l’instauration d’écluses environnementales pour éviter la prédation dont l’Afrique fait l’objet aujourd’hui.

FF : Dans un chapitre consacré aux paysanneries africaines, vous évoquez leur abandon structurel depuis 40 ans. Cela est dû à la priorité politique qui a été donnée à l’alimentation des villes…

KN : Il y a vingt-cinq ans, j’ai soutenu ma thèse de doctorat sur les fondements de la sécurité alimentaire en Afrique subsaharienne. Aujourd’hui encore, nous vivons une situation anormale, alors que d’autres continents – qui ont les mêmes aléas climatiques que l’Afrique – sont arrivés à gérer la question de la faim et de l’insécurité alimentaire de la population.

La raison principale ? La priorité politique des dirigeants africains – au moment des indépendances – a été donnée aux populations urbaines pour éviter les émeutes de la faim. Nous avons alors opté pour l’importation à bas prix des produits fabriqués ailleurs. Soit une « extra » version du modèle colonial basée sur l’exportation à bas prix des matières premières ensuite transformées dans les métropoles. Ce n’est plus le cas parce que l’usine du monde d’aujourd’hui, c’est l’Asie.

Dans cette histoire, les paysans ont été laissés pour compte et, selon moi, l’enjeu crucial est de remettre les paysanneries au cœur de la transformation structurelle des économies et des sociétés africaines. L’agriculture est une activité salvatrice pour l’Afrique parce qu’elle permet à la fois de nourrir le continent, mais également de l’émanciper.

FF : Selon vous, l’agroécologie est la seule façon pour les agricultures familiales africaines de survivre ?

KN : Ce que j’observe, c’est qu’on parle partout dans le reste du monde de transition écologique. En Afrique, ce n’est pas vraiment la question centrale. Nous consommons 20 kg/ha par an d’intrants chimiques, alors que la moyenne mondiale est de 250 kg/ha par an. Dans le même temps, les différentes crises que nous vivons au plan international ont entraîné une hausse du coût des intrants chimiques. Je donne l’exemple de la potasse qui est passée en une année de 200 dollars à 840 dollars la tonne, donc une multiplication par quatre. Alors, que fait-on ? Nous ne sommes pas obligés de refaire le chemin des autres.

Il me paraît donc évident que l’Afrique doit mobiliser son potentiel pour réaliser l’intensification de ces systèmes de production. Il y a une intelligence du terrain à promouvoir qui est totalement compatible avec la préservation des écosystèmes. L’agroécologie est pleinement en phase avec toutes les philosophies africaines.

FF : Pour tenter de nourrir décemment le continent africain et atteindre les objectifs évoqués, vous souhaitez donc la mise en place d’un protectionnisme, qui induit une meilleure protection commerciale aux frontières régionales, une meilleure rémunération des agriculteurs et agricultrices et un dispositif de soutien… 

K.N : Tout à fait, il faut relever le défi de la productivité ! Parce qu’on voit bien que, même s’il y a des terres en abondance – l’étude de l’Inra menée pour la Fondation FARM le montre bien -, la réalité est plus compliquée parce qu’il y a des freins. Il y a des gains de productivité qu’on peut encore faire en Afrique en promouvant la recherche sur les variétés, sur la maîtrise de l’eau et sur la formation des paysans pour le respect des itinéraires techniques. Parce qu’avec le départ à la retraite de nos paysans, les jeunes générations qui n’ont pas eu la chance d’avoir été accompagnées comme les anciens ne maîtrisent plus complètement tous les itinéraires techniques.

Enfin, je n’oublie pas l’accompagnement des interprofessions. Elle passe par une meilleure répartition de la valeur dans les filières et une plus grande structuration des organisations paysannes.

FF : Et donc, si l’Afrique parvient à bien se structurer, elle deviendrait un modèle qui pourrait inspirer les autres continents ? 

KN : Tout à fait. L’Afrique a tout pour devenir une puissance continentale : la disponibilité en terre – 650 millions d’hectares de terres arables -, la disponibilité en bras – un milliard de jeunes – et la capacité de cette jeunesse à se saisir de toutes les innovations les plus récentes. Les exemples du Kenya, avec le Mobile money (ndlr : paiement par mobile), ou du Niger avec tous les systèmes d’irrigation goutte-à-goutte qui se développent sont des avancées extraordinaires.

C’est pour toutes ces raisons que je suis persuadé que l’Afrique sera la prochaine puissance agricole du monde avec un modèle différent du modèle évolutionniste européen. Le seul modèle envisageable pour l’Afrique, compatible avec une stabilité de la planète, se construit à travers des revenus issus du travail effectué sur place.

Il ne s’agit pas de se déconnecter du reste du monde, loin de là. Il s’agit simplement de reconnaître que les contraintes actuelles en termes de capacité de migration des peuples, en termes de réchauffement climatique et en termes de sécurité doivent être intégrées. Ce modèle a toutes les raisons de fonctionner.

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